« Rebond, vivre avec le handicap », le nouveau podcast du « Monde »
Dans le podcast Rebond, en partenariat avec l’Agefiph, le journal Le Monde interroge 12 personnalités sur leur rapport au handicap et comment elles y font face. Un handicap qu'elles connaissent depuis leur naissance, qui les touchent depuis un accident ou une maladie. Un handicap qui les concerne directement ou affecte un être cher. Le handicap partage la vie d’un Français sur cinq. Il peut bouleverser le quotidien, la famille, le travail, la scolarité mais aussi créer des opportunités et permettre des rencontres. Alors, comment vivre avec un handicap ? A partir du 29 mars, retrouvez un nouveau témoignage chaque mardi, sur lemonde.fr et sur toutes les plateformes d’écoute.
Interview de Dominique Farrugia, réalisateur et producteur pour le podcast "Rebond" :
Joséfa Lopez C'est un hyperactif de la vanne. Avec la troupe des Nuls, aux manettes de la chaîne Comédie !, à la tête de Canal+, producteur de one-man-shows et réalisateur de films, Dominique Farrugia a fait de l'humour sa marque de fabrique. Et ce n'est pas une sclérose en plaques qui allait y changer quelque chose. Depuis trente ans, il vit avec cette maladie, comme 100 000 autres personnes en France. Un mal invisible qui détraque son corps et qui a fini par avoir ses jambes, mais pas son énergie. Il le raconte dans Elle ne m'a jamais quitté (Robert Laffont, 256 p., 19 €). Un livre confession sur la maladie, mais aussi un très joli coup de projecteur sur sa carrière. Je m'appelle Joséfa Lopez et je reçois le réalisateur et producteur Dominique Farrugia pour en parler dans « Rebond », un podcast du Monde réalisé en partenariat avec l'Agefiph.
Joséfa Lopez Bonjour Dominique Farrugia, merci de nous accueillir dans votre bureau du 15e arrondissement de Paris. Alors je le sais, puisque vous le dites, « ça vous fait chier » de parler du handicap. Je vous cite bien entendu, mais vous avez accepté de le faire et je vous en remercie.
Dominique Farrugia En fait, c'est surtout que ça m'ennuyait d'être obligé de raconter ma vie pour parler du handicap. Voilà, je suis coincé dans une chaise roulante depuis quatre ans. J'ai une maladie depuis trente ans, la sclérose en plaques. Et puis, il y a quatre ans, j'ai eu un accident tout bête. Je me suis fait très mal et j'ai été très mal rééduqué. Donc aujourd'hui, je n'ai plus l'autonomie de 5 à 10 mètres que j'avais avant. C'est ce qui m'empoisonne la vie.
Joséfa Lopez Justement, on va en parler un peu plus en détail. On va parler de vous, de votre parcours, de votre carrière, et aussi de cette maladie. Mais pour débuter ce podcast, d’abord la même question qu’à tous nos invités : sachant que chacun peut le vivre et l'appréhender différemment, quelle est votre définition du handicap?
Dominique Farrugia Le handicap est tellement multiple que c'est difficile de lui coller une étiquette. Aujourd'hui, j'ai envie de parler d'accessibilité. C'est ça qui m'intéresse. C'est l'intérêt des gens à mobilité réduite, mais aussi des jeunes papas, des jeunes mamans qui veulent promener leur enfant dans une grande ville ou à l'extérieur mais qui ont du mal, des personnes âgées qui ont du mal à se déplacer. Moi, je vis dans un milieu urbain, Paris. Pour bien vivre à Paris, il faut être un homme et avoir entre 30 et 45 ans. Pouvoir faire du vélo et être en bonne santé. Si on est une femme, c'est complètement biaisé puisqu'on se fait emmerder. Mais après, si on est une femme qui fait du vélo, c'est très bien !
Joséfa Lopez Effectivement, un trottoir trop haut, par exemple, peut gêner une personne en fauteuil roulant. Mais il peut aussi gêner une maman avec une poussette. Ou une personne âgée. Tout le monde est concerné.
Dominique Farrugia Oui, le handicap concerne tout le monde. Cette année, on a peu de débats, on entend peu les candidats à la présidentielle sur ce sujet. Peu ont pris une vraie position sur le handicap, à part Mélenchon d'un côté et Macron de l'autre, avec quelque chose qui ressemble à un début de réforme. Sauf que tout le monde devrait prendre en compte le handicap et que personne ne le fait. Sauf lorsqu'on a deux béquilles et un pied dans le plâtre, par exemple. Ça peut arriver en faisant du ski !
Joséfa Lopez On va revenir sur les origines de cette maladie qui vous concerne. Le 8 décembre 1989, c'est la date à laquelle la maladie est entrée dans votre vie. Vous le dites dans votre livre. A quoi correspond cette date?
Dominique Farrugia A la mort de Bruno Carette [membre des Nuls avec Dominique Farrugia, Chantal Lauby et Alain Chabat]. Je pense que c'est la mort de Bruno qui a déclenché cette maladie chez moi. Beaucoup ne le croiront pas, surtout des neurologues. Mais la sclérose en plaques, c'est une sorte de virus qu'on a en nous. Je crois que c'est dans Le Monde d'ailleurs que j'ai lu un très bon papier sur ce virus qui déclencherait la sclérose en plaques. Et pour le déclencher, il faut un stress très fort. Je pense que c'est ce stress très fort – causé par la mort de Bruno Carette – qui m'a amené à la maladie.
Joséfa Lopez Ce n'est pas prouvé mais selon vous, ce serait ça...
Dominique Farrugia C'est mon analyse. En écrivant le livre, j’ai refait le chemin, chronologiquement, et je ne vois pas ce qui aurait pu me donner ce truc-là.
Joséfa Lopez Les années passent, la maladie s'installe, sans que forcément, au début, vous vous en rendiez compte. Le diagnostic ne tombe pas vraiment et vous, vous êtes peut-être dans le déni. Vous écrivez que ce n'est qu'à 28 ans que vous finissez par consulter sérieusement.
Dominique Farrugia J'étais dans la vingtaine. Je n'avais pas du tout envie d'avoir une sclérose en plaques. J'avais envie qu'on me dise que ça va, que c'est gérable, « on va vous soigner ». Et puis, je vais au baptême du fils d'un de mes meilleurs potes. Son père est médecin, il me dit : « Écoute, je te vois marcher, va voir un neurologue. » Je suis allé voir un neurologue. J'ai compris huit mois après.
Joséfa Lopez Et ça, c'était il y a quelques années. Vous pensez que le diagnostic est plus vite établi sur cette maladie aujourd’hui, parce qu’elle est peut-être mieux connue ?
Dominique Farrugia Je pense qu'elle est mieux connue. Je pense qu'on l'appréhende d'une meilleure manière. Après, il y a aussi plein de choses qui font que j'ai eu de la chance de ne pas avoir Internet, donc de ne pas avoir eu la trouille tout de suite. Les deux sont dans la balance. Il y a beaucoup d'associations et certaines sont très bien d'ailleurs. Elles vous proposent d'avoir un parrain, quelqu'un qui a la sclérose, avec qui vous pouvez parler. La parole est très importante dans cette maladie, car vous pensez que vous êtes seul au monde alors que plein de gens ont eu les mêmes symptômes que vous. Et puis aujourd'hui, il y a beaucoup plus de traitements qu'il y a quarante ans.
Joséfa Lopez La maladie est mieux prise en charge.
Dominique Farrugia Je pense qu'aujourd'hui, un nouveau malade a plus de chances de rester sur ses jambes que je n'en avais il y a 30 ans.
Joséfa Lopez Nous parlions des symptômes. Dans votre cas, c’est ce médecin, lors d’une fête, qui a perçu dans votre démarche que, peut-être, vous aviez un souci... La démarche est-elle toujours le premier signe ?
Dominique Farrugia C'était le cas pour moi mais ça peut dépendre. Chez certains, la maladie touche le nerf optique, chez d'autres les membres supérieurs, chez d'autres les membres inférieurs...
Joséfa Lopez La promotion du film que vous avez écrit avec vos amis des Nuls, La cité de la peur, en 1994, a été un supplice.
Dominique Farrugia Oui et non. On s'est beaucoup, beaucoup amusé. C'était formidable de voir tous ces gens qui nous attendaient, formidable d'avoir des salles pleines de spectateurs qui riaient. Mais à ce moment-là, je ne voulais pas montrer que j’étais malade. Ce que ne savaient pas mes camarades – nous n'en n'avions pas parlé – c'est que je subissais une fatigue chronique terrible. Et comme je n’en parlais pas, je devais continuer à faire comme si de rien n'était.
Joséfa Lopez Pourquoi ne vouliez-vous pas leur en parler ?
Dominique Farrugia Parce que j'avais peur. Vous vous rendez compte ? Vous avez 29 ans, presque 30 ans, 31 ans même. Vous avez fait un film. Vous faites partie des Nuls. Tout va bien. Pourquoi arrêter ? Si vous dites « je suis malade », ça veut dire « j'arrête ». Et je n'avais surtout pas envie d'arrêter.
Joséfa Lopez Pour vous, le mot « maladie » signifiait « stop » ?
Dominique Farrugia Eh bien, oui, « stop ». Aujourd'hui, je suis malade. [Quand la maladie a progressé] on vous met en mi-temps thérapeutique. On vous dit : « Vous ne pouvez plus travailler. Ça va être très dur. » On en parle plus facilement maintenant, mais c'est encore très difficile.
Joséfa Lopez Lorsqu'on vous annonce une maladie, vous vous retrouvez souvent seul face à cette nouvelle. Y a-t-il un accompagnement ?
Dominique Farrugia On se retrouve seul. Et puis, il y a des discriminations à l'embauche de facto, mais encore plus lorsqu'on est malade. Alors parfois, on cache la maladie et on prend le job.
Joséfa Lopez Dans ce podcast, la ministre Sophie Cluzel nous a raconté qu'il y a un certain nombre de personnes référencées « personnes en situation de handicap », mais combien y en a-t-il qui n'ont pas déclaré ce handicap ?
Dominique Farrugia Bien sûr, parce qu'il y a le handicap invisible ! Je connais plein de malades de la sclérose en plaques. Vous les voyez, ils marchent encore. Tout va bien. Mais en fin de compte, ils n'arrivent plus à courir ou alors ils n'arrivent plus à se concentrer, ou ils ont des grosses fatigues, etc. Mais ils continuent à travailler parce qu’on peut travailler. Et ce handicap invisible peut vous emmener parfois à des situations extrêmement incongrues.
Joséfa Lopez Votre livre commence par ces mots : « Et là, ma hanche lâche. Je tombe. A genoux ». Nous sommes en 2018, à Los Angeles, et sans prévenir, la maladie vous surprend. C'est le pire moment de votre vie...
Dominique Farrugia Oui, parce que – comme je vous le disais précédemment –, jusque-là, j'avais une autonomie de 10 mètres. Ce n'est pas énorme, mais ça permet d'aller aux toilettes ou de se relever sans avoir à se tenir à une rampe pour s'habiller et se déshabiller, par exemple. Ça me permettait de faire des choses. Et là, ce matin-là, je me suis levé. J'avais enlevé mon bas de pyjama dans la nuit. J'ai voulu le remettre et ma hanche a lâché. Je suis tombé à genoux. Je pesais 110 kilos. 110 kilos ! J'ai eu une distorsion des ligaments croisés. Je me suis pété le tibia. Une blessure de footballeur en remontant mon slip ! Grosso modo, c'est si triste et si con à la fois. Je m'en veux beaucoup parce que j'aurais dû faire attention. Ça m'a cloué dans ce fauteuil et ça m'emmerde.
Joséfa Lopez Vous viviez à 100 à l'heure et la maladie, il fallait la mettre de côté ?
Dominique Farrugia Non, je continue à vivre à 100 à l'heure mais c'est très compliqué. Quand on est dépendant des autres, il faut qu'on nous aide pour nous habiller, nous déshabiller en sortant des toilettes, par exemple. C'est vraiment chiant et vraiment pesant. J'avais besoin de ce petit, petit, petit moyen d'être indépendant, de pouvoir être seul.
Joséfa Lopez Mais là, ce jour-là, ça s'arrête.
Dominique Farrugia Ça s'est arrêté. Si je devais le refaire, je le referais différemment. Mais j'ai perdu beaucoup de poids. J'ai essayé de me relever, mais c'est compliqué.
Joséfa Lopez La sclérose en plaques est la première cause de handicap sévère non traumatique chez les jeunes. A quoi ressemble la vie au quotidien avec cette maladie ? Vous le disiez un peu en introduction, c'est une maladie qui est très variable en fonction des personnes.
Dominique Farrugia Oui. Et personne ne vit la maladie comme quelqu’un d’autre, même s’il y a des symptômes qu’on peut avoir en commun. Mais en règle générale, elle touche des gens qui sont en pleine croissance personnelle, c'est-à-dire souvent des jeunes de moins de 26 ans qui sont en train de terminer leurs études, qui ont la vie devant eux… Cette maladie, c'est le premier cas d'invalidité chez les moins de 35 ans, après les accidents de la route. Ça vous donne un peu l'effet que ça peut avoir sur les gens. Une femme qui a des envies de travail, de vie – je parle beaucoup des femmes parce que la maladie touche plus les femmes que les hommes... J'ai parlé avec plein de gens qui avaient fait une école de journalisme, qui rentraient dans une rédaction, qui avaient la vie devant eux et qui se sont fait faucher comme ça.
Joséfa Lopez Votre secret pour réussir à rebondir a été le travail. Beaucoup de travail, peut-être trop, mais c'est votre caractère. Parce qu'il n'était pas question que la maladie vous coupe les ailes et surtout pas qu’elle vous coupe des tournages. C'est ça, un des secrets ?
Dominique Farrugia Ça a été le mien. Je ne peux pas dire « faites comme moi ». J'ai eu beaucoup de chance. D'une part, j'ai toujours été bien entouré, avec des gens pour m'employer, tout en sachant que j'étais malade. J'ai eu cette grande chance de pouvoir continuer à faire des films, de pouvoir produire des films. J'ai réussi à faire des choses parce que j'étais malade, parce que ça a décuplé une certaine force chez moi. C'est vrai, je ne le nie pas. Mais encore une fois, je ne suis pas un exemple. Je suis un cas parmi d'autres dans le milieu professionnel.
Joséfa Lopez Il n'est pas forcément facile quand on est malade de se déclarer « en situation de handicap », on l'a dit, mais aussi d'être embauché, tout simplement, que cette situation soit acceptée par l'employeur. Vous, vous êtes dans un milieu et vous l'avez dit, vous êtes un peu privilégié en quelque sorte. Mais comment ça se passe pour ceux qui sont dans des milieux « ordinaires » ?
Dominique Farrugia Et bien souvent, les malades cachent leur situation. J'ai reçu le témoignage d'une femme l'autre jour, sur Instagram. Elle a une carte d'invalidité parce qu'elle a un handicap : elle ne peut pas rester debout plus de 30 minutes. Elle m'expliquait qu'elle était avec son bébé, elle est allée faire ses courses et elle s’est fait engueuler parce qu'elle stationnait sur une place handicapée. Alors qu'elle a sa carte handicapée ! Elle s’est fait insulter. C'est ça qui est absolument terrible à vivre.
Joséfa Lopez Et quand on est handicapé, on ne nous fait plus trop confiance. On est vu comme « à risque ». Par exemple, vous le précisez dans votre livre, votre assurance n'avait pas voulu vous assurer pour réaliser le film « Delphine 1- Ivan 0 ».
Dominique Farrugia Non, ce n'était pas vraiment pour ce film, c'est un peu plus tard. J'ai fait un film qui s'appelait « Le Marquis ». Comme si on était partis tourner très loin, on m'a demandé de prendre un assistant réalisateur susceptible de prendre ma place au cas où je meure. Ensuite, j'ai participé à une avant-première avec ces gens-là, et je leur ai dit : « Même pas mort ! » Mais le fait est que maintenant, si je réalise un film, je vais à chaque fois demander à un metteur en scène d'être là et de reprendre le travail s'il y a un problème. Autant que ça soit fait par quelqu'un que j'aime bien plutôt que par quelqu'un qu'on m'impose !
Joséfa Lopez La difficulté avec une maladie qui évolue comme la sclérose en plaques, c'est qu'elle passe d'invisible à visible. Comment le gère-t-on ce moment-là ?
Dominique Farrugia Comme je titubais beaucoup avant que j’utilise une canne, on pensait que j'étais saoul tout le temps. Ensuite, passer de la canne au fauteuil roulant, c'est très, très difficile. Lorsque le fauteuil roulant est juste quelque chose qui vous aidera à traverser des couloirs très longs, il n'y a pas de problème puisque vous savez que vous vous relevez après. Mais le plus dur, c'est d'être handicapé et dépendant de tout le monde. Ça, c'est horrible. Maintenant, ce que je n'aimerais pas, c'est finir dans un lit, c'est-à-dire ne plus pouvoir bouger du tout. J'essaye de me soigner justement pour éviter ça.
Joséfa Lopez L'humour fait partie de votre vie. Quand on est malade, comment fait-on pour garder ce sens de l'humour ?
Dominique Farrugia Il y a l'acquis et l'inné. Je pense que mon humour est inné, malheureusement ! J'ai deux filles qui ont le même. Et ma femme est déprimée ! Par exemple, hier soir, à table, on a parlé de prouts pendant un quart d'heure. Je m’amuse du handicap, parce que si on n'en rit pas, ce n’est pas la peine de continuer. L’autre jour, j'ai discuté avec quelqu'un que j'aime beaucoup, le grand rabbin de France. Il m’a demandé : « Comment vas-tu ? » Je lui ai parlé de la guerre en Ukraine, de ma femme. Et il m'a dit : « Je t'ai demandé comment tu allais, toi, je ne t'ai pas demandé une vision du monde ! » Et je lui ai répondu : « Si je te réponds comment je vais ? Je suis malade. Donc non, je ne te dirai jamais comment je vais. »
Joséfa Lopez On finit par mettre la maladie un peu de côté en se disant que ça fait partie de sa vie ?
Dominique Farrugia Il y a plus grave. Il y a plus grave en Europe. J'ai perdu un ami il y a une semaine, d'un cancer. Il est parti en cinq semaines. Qu'est-ce que c'est dur ...
Joséfa Lopez Au début, vous avez assez peu parlé de votre maladie car vous vouliez faire bonne figure.
Dominique Farrugia J'aime bien cette maxime : « Il est poli d'être gai. » Je préfère faire bonne figure. Et puis pas trop me plaindre – même si je le fais auprès de mes très proches qui peuvent en avoir ras-le-bol au bout d'un moment. Mais j'évite de me plaindre.
Joséfa Lopez Le fait d'être une personnalité connue vous a fait hésiter à parler de votre maladie. La première fois que vous l’abordez, c'est à la télévision, chez Thierry Ardisson, en 2002. Avant, vous aviez peur qu'on vous voie comme une personne malade ?
Dominique Farrugia Oui, exactement. Je n'avais pas envie qu'on me voie comme une personne malade. Et puis, à un moment, il est temps d'en parler parce que je ne pouvais plus le cacher et parce que j'en avais marre de le cacher. J'avais envie d'être perçu comme un malade mais qu'au moins, les autres malades se disent qu'il y a peut être un espoir.
Joséfa Lopez Etre une personnalité connue peut permettre de transmettre ce message...
Dominique Farrugia Oui, c'est ce que j'espérais faire alors et c'est ce que j'espérais faire avec le bouquin aussi. J'étais sûr de ne pas m'offrir une maison de campagne avec ce livre ! C'était sûr et certain. Mais ça pouvait faire passer un tout petit message, qui est simple, qu'il y a peut-être un espoir avec la maladie. Il y a peut-être un espoir tout en étant handicapé. Après, il y a des choses à régler. C'est pour ça que l'éditeur a eu la gentillesse d'éditer mon bouquin, mais de laisser ce gros passage à la fin où je parle des problèmes et j'essaie d'y apporter des solutions.
Joséfa Lopez On les abordera en fin d'entretien. Cette maladie, comme toute maladie ou comme tout handicap finalement, peut avoir un impact sur la vie de famille et également sur la vie de couple. Comment avez-vous réussi à gérer ça?
Dominique Farrugia Je suis tombée sur une femme extraordinaire qui a accepté de tout accepter. J'ai eu la chance de trouver l'âme sœur, quelqu'un avec qui on se comprend et quelqu'un de qui je suis proche, qui est proche de moi, avec qui je partage ma vie depuis 18 ans. Et parfois, je m'en veux parce qu'elle s'est mariée avec quelqu'un debout, pas assis. Et puis ma famille, c'est mon socle. Sans ma famille, je ne vis pas.
Joséfa Lopez Vous dites que depuis que vous êtes malade, l'humiliation est courante...
Dominique Farrugia La sclérose en plaques vous emmène sur des terrains absolument horribles tels que des problèmes de vessie, des problèmes de digestion, des problèmes en pagaille. Sans parler de la sexualité. Donc oui, il m'est arrivé au Festival de Cannes de me retrouver mouillé et souillé. De devoir vite aller dans ma chambre pour me doucher et repartir avec quelque chose de propre. On vous montre du doigt. Et c'est très difficile de vivre dans une grande ville avec un fauteuil roulant parce que soit on vous regarde avec apitoiement, soit on ne vous regarde pas du tout. La semaine dernière, par exemple, j'étais à Lille pour le festival Séries Mania. Dans la gare, des gens descendaient d’un train et regardaient tous dans la direction où ils allaient, et moi, dans mon fauteuil à ma hauteur, j'essayais juste de ne pas leur rentrer dedans.
Joséfa Lopez C'est difficile de faire sa place ?
Dominique Farrugia Ou de la retrouver.
Joséfa Lopez Dans votre livre, Celle qui ne m'a jamais quitté, vous racontez votre histoire mais vous voulez aussi sensibiliser sur la vie des personnes en situation de handicap. Vous pensez qu'on ne parle pas assez du handicap ?
Dominique Farrugia Il y a 12 millions de personnes touchées par le handicap. 12 millions en France. Et je ne parle pas des aidants. C'est énorme. Sophie Cluzel a fait un super boulot, mais elle a fait un boulot sur le handicap invisible, sur l'accessibilité des enfants à l'école, ce qui est très, très important, bien sûr, mais maintenant, il faut mener une action plus large. Il faudrait faire un rapport global de l'accessibilité en France et se dire « O.K., on remet tout à plat ». Comment remettre les handicapés encore plus au centre de la vie ? Comment motiver les entrepreneurs qui font appel à des handicapés ? Je pense qu'il faut donner de l'argent aux employeurs, les motiver, leur donner une carotte. Mais dans tous les cas, il faut faire une étude large sur l'accessibilité en France.
Joséfa Lopez Un de nos invités dans ce podcast nous a raconté que lorsque des personnes en situation de handicap postulent à un emploi, elles connaissent leurs limites, leurs capacités. Si elles postulent, c’est donc sachant que l'employeur n’aura pas à s’adapter à elles ni à faire face à un salarié incompétent. Elles savent elles-mêmes ce qu'elles sont capables de faire.
Dominique Farrugia Il y a deux choses. Adapter le bureau, c'est super important parce qu'il faut se sentir comme chez soi, et cela peut faire peur à l'employeur. Mais ce qui fait le plus peur à l'employeur, c'est que cette personne ne soit pas capable de faire ce qu'on lui demande. Alors qu'en fait, il a trois mois pour la virer si elle ne convient pas. Il faut donc tenter et essayer ! Mais on préfère payer des amendes et se dire que ce n'est pas grave. C'est pour ça qu'il faut une carotte plus qu'un bâton.
Joséfa Lopez L'un de vos chevaux de bataille, ce sont les transports, puisqu'on a les trottoirs trop hauts, des rues pavées, des métros et des trains inaccessibles, des taxis non adaptés… Vous avez découvert ce quotidien avec votre fauteuil roulant. Or quand on ne peut pas voyager, on ne peut pas aller au travail, on ne peut pas emmener ses enfants à l'école…
Dominique Farrugia Le problème aujourd'hui, c'est d'adapter les transports en commun afin qu'ils soient accessibles pour tous. On va accueillir les Jeux olympiques à Paris en 2024. Là, pour l'instant, je vois un grand stockage à Saint-Denis avec une seule ligne qui va les desservir, la ligne 14. Et si les personnes en situation de handicap veulent sortir de la ligne 14, je ne sais pas comment elles vont faire ! A l'inverse, Londres s'est totalement transformé pour les Jeux. Ce n'est pas un grand gauchiste qui l'a fait, il s'appelle Boris Johnson. Et le nouveau maire de Londres continue à rendre la ville accessible avec un des métros les plus profonds d'Europe.
Joséfa Lopez Donc quand on entend qu'à Paris, on ne peut pas adapter le métro parce qu’il est trop ancien...
Dominique Farrugia On nous dit que ça ne se fera jamais. C'est ce que Sophie Cluzel m'a répondu il y a peu de temps.
Joséfa Lopez Il y a aussi les lieux culturels, les hôtels, les commerces, les logements qui sont souvent peu adaptés...
Dominique Farrugia Les lieux culturels le sont de plus en plus. Roselyne Bachelot était totalement convaincue, mais il faut en parler maintenant avec des directeurs de musées. Il faut se dire que dans un musée, je ne vois pas le tableau assis comme les autres le voient. Est-ce qu'on peut faire une fois par an une descente de cimaises pour que, justement, on voie les tableaux ? Si on y réfléchit, j'aimerais bien arriver à mener à bien cette initiative parce que je trouverais formidable qu'on puisse enfin voir dans un musée le tableau tel qu'on doit nous le proposer, à notre hauteur. Mais le vrai problème reste les transports. Quand vous êtes dans un TGV par exemple, la plupart du temps, c'est à peu près accessible, sauf les toilettes. Il faut vraiment être un peu contorsionniste, mais pourquoi pas. Un TER, peu de gens peuvent y accéder. C'est difficile, mais alors les chiottes vous oubliez ! Il y a plein de choses à faire mais il faut les prendre à bras le corps. Il faut une vraie volonté politique.
Joséfa Lopez Imaginez que demain, vous deveniez président, que vous ayez tous les pouvoirs. Quelle serait la première mesure à prendre ?
Dominique Farrugia L'accessibilité ? L'accessibilité pour tous, partout en France.
Joséfa Lopez Que ce soit vraiment un cheval de bataille, on y va et on met tout à plat.
Dominique Farrugia Encore une fois, des papas et des mamans qui ont une poussette, ils le savent et ça dure trois ans à peu près. Trois ans de calvaire dans une grande ville. A part Grenoble, je crois, qui est très adaptée. Lyon l'est moins. Paris ne l'est pas du tout. Je reviens de Lille. Là-bas, il y a de superbes trottoirs, mais ils ont décidé d'avoir des petits pavés qui font sauter la chaise roulante. On a l'impression d'être un mini kangourou. C'est très chiant. Et même pour une personne âgée. Je ne sais pas comment elle fait pour marcher sur ces pavés car si elle a la jambe qui ne se lève pas beaucoup, elle tombe.
Joséfa Lopez Vous avez beaucoup voyagé, vous citiez Londres. Est-ce qu'il y a des villes ou pays exemplaires ?
Dominique Farrugia Madrid est totalement accessible. L'Espagne est beaucoup plus accessible que l'Italie, par exemple. Plus on va vers le Nord, plus c'est accessible. Les Etats-Unis sont totalement accessibles. Le Canada aussi.
Joséfa Lopez La question de l’accessibilité concerne les personnes handicapées, mais parfois même des personnes obèses qui finissent elles aussi en fauteuil roulant par exemple.
Dominique Farrugia Oui, qui ont du mal à se déplacer. Ça peut concerner tout le monde et je pense qu'on a besoin d'une sorte de livre blanc de l'accessibilité en France. On parle de tout et on voit comment on y arrive.
Joséfa Lopez Le meilleur conseil que vous donneriez, ou que vous ayez reçu ? Si vous vouliez vous adresser à une personne atteinte de sclérose en plaques ?
Dominique Farrugia Pour les malades, j'ai eu un conseil génial qui est : « Sers-toi de cette maladie comme d'une ennemie. ». Une amie, tu restes au lit et tu te plains. Une ennemie, tu te lèves tous les jours et tu te barres. Je pense qu'il faut garder ça en tête et s'en faire un mantra.
Joséfa Lopez Dominique Farrugia, quels sont vos projets actuellement ? Où est-ce qu'on vous retrouve ?
Dominique Farrugia Vous êtes dans mon bureau. Il y a six personnes qui m'attendent. On développe des séries et des films pour les plates-formes. On fait plein de choses comme ça.
Joséfa Lopez Merci beaucoup, Dominique Farrugia, pour votre témoignage. Pour prolonger le sujet, je recommande votre livre Elle ne m'a jamais quitté chez Robert Laffont, paru en octobre 2021. Je vous encourage aussi à écouter tous les autres portraits que nous avons enregistrés pour ce podcast « Rebond », disponibles sur Le Monde.fr et sur les plateformes d'écoute. A très bientôt.
Interview de Samuel Le Bihan, acteur, pour le podcast "Rebond" :
Isabelle Hennebelle : C’est un papa sur tous les fronts : au cinéma, sur les planches, où il incarne une flopée de personnages depuis plus de trente ans, mais aussi à la maison où il investit son rôle de père à plein temps pour s’occuper de sa fille qui est différente. Elle s’appelle Angia. Elle a aujourd’hui 10 ans et comme un enfant sur 100 en France, elle présente des troubles du spectre de l’autisme. De cette situation personnelle, l’acteur Samuel Le Bihan a fait un engagement. En 2018, il publie Un bonheur que je ne souhaite à personne, aux éditions Flammarion. Un roman qui retrace la vie d’une mère face à l’autisme de son enfant. En 2019, il cofonde la plateforme d’écoute « Autisme Info Service ». La journaliste Isabelle Hennebelle reçoit Samuel Le Bihan dans « Rebond », un podcast du Monde en partenariat avec l’Agefiph.
Isabelle Hennebelle : Bonjour Samuel Le Bihan. Merci d’être avec nous en studio pour l’enregistrement de ce podcast. Vous habitez à Nîmes, mais vous êtes de passage à Paris à l’occasion de la Journée mondiale de sensibilisation à l’autisme qui a lieu tous les ans, le 2 avril. Pour débuter ce podcast, une question que nous posons à tous nos invités : quelle est votre définition du handicap, sachant que chacun peut le vivre différemment ?
Samuel Le Bihan : Je crois que j’en ai donné une définition dans le titre de mon livre Un bonheur que je ne souhaite à personne. J’ai décidé que je ne serais pas écrasé par ce syndrome, quoi qu’il arrive. Donc j’ai pris la décision d’en faire une force et ça a créé un espace de bonheur que je ne peux souhaiter à personne, bien sûr, puisque je ne peux pas souhaiter à quelqu’un d’avoir un enfant handicapé. Mais c’est une aventure humaine que j’explore et qui me rend plus fort. Elle m’a fait comprendre que dans le fond, j’étais aussi quelqu’un de courageux. Et elle m’a donné un chemin, un éclairage vers le chemin du bonheur.
Isabelle Hennebelle : Racontez-nous l’arrivée d’Angia dans votre vie et comment, notamment, vous avez découvert que votre petite fille était autiste ?
Samuel Le Bihan : Assez tôt, je me suis rendu compte qu’elle avait une façon assez différente d’aborder les objets. Vous savez, assez vite les enfants montrent les choses du doigt, ils essayent de dire des mots et là, je me suis dit : « Il y a un truc qui ne prend pas. » C’est vrai que quand vous avez un enfant, vous vous amusez à lire des livres sur la croissance des enfants, les étapes qu’ils passent, successivement, et ça m’a alerté car je ne voyais pas les étapes se mettre en place. Étonnamment, j’étais en train de travailler sur un scénario sur l’autisme, justement. C’est très troublant quand vous travaillez sur un sujet et que vous y êtes confronté. Vous avez l’impression que vous l’avez provoqué, en quelque sorte. Mais ça me permettait aussi de voir plus clairement qu’il y avait un problème cognitif chez ma fille. J’ai essayé d’en parler à sa mère, qui était trop sensible sur le sujet. Elle n’arrivait pas à l’aborder. Elle n’acceptait pas que je puisse évoquer le simple fait que notre fille ne soit pas tout à fait normale.
Mais Angia allait à la crèche et je savais qu’un jour, on nous appellerait pour nous dire qu’il y avait un problème. Et ça n’a pas tardé. Alors on est allé voir des médecins. Et le diagnostic est tombé. Je l’avais déjà compris parce que j’avais lu des choses sur le sujet, parce que je me doutais, je ne sais pas, instinctivement. Il y avait une connexion qui ne se faisait pas. Et là, on a eu de la chance que le diagnostic tombe rapidement, ce qui n’est pas souvent le cas. Je n’étais pas satisfait du secteur public, alors je me suis adressé au secteur privé parce que je gagne bien ma vie, parce que j’ai les moyens et que j’ai un réseau aussi. Assez vite, on a eu des réponses et on a créé un encadrement autour d’Angia. On a mis en place des méthodes comportementalistes qui lui ont permis de créer son éveil, de l’ouvrir, d’aller la chercher dans sa bulle.
Isabelle Hennebelle : L’autisme est aujourd’hui appelé « trouble du spectre de l’autisme ». C’est un trouble neuro-développemental qui affecte le développement de l’enfant dans la communication, les interactions sociales et le comportement. Les manifestations de l’autisme ne sont pas uniformes. Comment se manifestait-il chez votre fille quand elle était toute petite ?
Samuel Le Bihan : Le langage ne venait pas. L’alimentation était problématique. Je l’ai trouvée parfois dans sa chambre en train de se taper la tête contre le mur. Elle avait un rapport étrange à la douleur, aux sensations. Le regard fuyant, aussi. Ce sont plein de petits indices comme ça qui montrent que l’enfant est dans sa bulle. Il n’est pas en communication avec vous et vous sentez qu’il est ailleurs.
Isabelle Hennebelle : Avec le temps, et avec tout ce que vous avez organisé pour que votre fille s’épanouisse dans les meilleures conditions, comment ses symptômes ont-ils évolué ?
Samuel Le Bihan : C’est toujours compliqué aujourd’hui mais Angia a beaucoup évolué. Je pensais que jamais elle ne réussirait à entrer dans un cadre scolaire et, de façon étonnante, elle est allée en CP, ce qui pour moi était bouleversant. Aujourd’hui elle est en CM2. On envisage son entrée en 6e. Elle a un AVS [assistant de vie scolaire] qui la suit à l’école, qui l’accompagne. On vit les choses au jour le jour. On ne fait pas de plan de carrière. On essaye vraiment de célébrer les petites victoires qu’on obtient, on voit en permanence le verre à moitié plein. On construit un individu, on l’aide à se construire, tout en ayant conscience des difficultés parce que je la vois progresser mais en même temps, je vois aussi les autres enfants progresser. Il y a un retard, il y a et il y aura toujours une différence, même si Angia a déjà parcouru énormément de chemin. Elle se spécialise de plus en plus, elle a des amis, mais elle ne comprend pas forcément très bien les échanges sociaux, la duplicité. Elle est très naïve. Elle est très authentique, très centrée. Ce n’est pas quelqu’un qui compose dans l’humour. Parfois, elle a du mal à détecter le second degré. Je m’amuse beaucoup à essayer de lui apprendre à rigoler. Je lui fais des blagues pour éveiller le jeu avec elle, mais ce n’est pas le propre des autistes en tout cas. Au contraire, elle aime les choses très rigoureuses, très claires. Elle aime vraiment connaître son environnement à la fois dans l’espace et dans le temps. Donc on décide les choses, on les organise. Il ne faut pas changer le planning. Il y a un petit côté psychorigide qui est assez marrant et amusant… Pas pour elle, mais je crois que ça fait partie de son hypersensibilité aussi. Quand elle était petite, elle était extrêmement violente. Et cette violence s’est muée en hyperfragilité mais c’est la même chose, selon moi, c’est la même émotion. Elle avait une hypersensibilité qui l’amenait à se protéger, et en lui apprenant à communiquer, en lui apprenant les bonnes manières, je lui ai enlevé cette façon de se protéger par la violence car ce n’était pas une bonne protection, pas un allié pour elle. Aujourd’hui, Angia est extrêmement sensible aux changements dans l’environnement, au sentiment d’abandon, au sentiment d’être perdue. Il y a chez elle une hyper fragilité.
Isabelle Hennebelle : Vous avez mis en place toute une organisation pour votre fille, pour lui donner confiance en elle, pour la sécuriser au quotidien. Pouvez-nous nous expliquer tout ça ?
Samuel Le Bihan : Il s’est passé quelque chose d’assez étonnant dans ma vie. Le juge a pris la décision que j’aurais la garde de ma fille et je me suis retrouvé à Paris, le dimanche, à aller au square avec elle. J’ai trouvé ça terriblement triste et déprimant. J’ai donc pris la décision de voyager avec Angia. Alors qu’un enfant autiste demande énormément de routine, un environnement très stable, très sécurisé, j’ai créé tout l’inverse. Alors qu’on ne pouvait pas prendre le train plus de deux heures sans qu’elle pète les plombs, je lui ai expliqué : « Voilà, on va faire un voyage, on va partir à Bali. On va faire 16 heures d’avion, on va devoir changer d’avion, ça va être compliqué. Alors j’ai besoin que tu sois avec moi. J’ai besoin qu’on soit ensemble toi et moi. » Elle a dû percevoir ce que je lui disais. En tout cas, il y avait une chose qui était immuable autour d’elle, c’était moi, même si tout le reste se bousculait.
On a vécu comme ça pendant quasiment deux ans. Je l’emmenais sur les tournages. Dans les Caraïbes, à la montagne aussi, et à chaque fois, je la scolarisais dans les endroits où je tournais. On est aussi partis au Brésil, aux Etats-Unis, en Indonésie, en Afrique… On apprenait à se connaître. Je savais exactement comment elle réagissait. Elle avait encore beaucoup de violence en elle, je voyais très bien les moments où la crise allait arriver, mais des fois aussi, ça m’a échappé. Je me souviens, dans un hôtel en Indonésie : Angia était allée dans la chambre du voisin et elle a jeté dans la piscine tout ce qu’elle y avait trouvé. Or dans cette chambre il y avait une petite fille qui avait un carnet de dessins. Tous les jours, elle s’appliquait beaucoup sur son carnet, et le carnet de dessins a été détruit dans l’eau. Je voyais la petite en train de pleurer mais sans aucun geste de violence vis-à-vis de ma fille parce qu’elle savait qu’elle n’était pas comme les autres. J’ai été vraiment très impressionné par son courage. Évidemment, quand je suis rentré à Paris, j’ai essayé de réparer ça en lui envoyant plein de matériel de dessin...
Une autre anecdote, un soir de Noël, en Indonésie. On est dans un hôtel, au restaurant, à l’extérieur, et il y a un repas de fête. C’est très sympa, l’ambiance est vraiment chouette. Et tout d’un coup, Angia décide de passer Noël avec une famille. C’est-à-dire qu’elle ne veut pas passer Noël avec moi, mais elle veut s’incruster dans une famille, des Russes. Je lui dis que non, que ce n’est pas possible, et je sens que ça va basculer dans une crise de violence. Mais la famille comprend qu’il y a quelque chose et ils me disent : « Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de problème, on va s’occuper d’elle et elle va passer la soirée avec nous. »
Isabelle Hennebelle : Et elle a donc passé Noël avec eux ?
Samuel Le Bihan Oui et moi, c’était comme si je ne connaissais pas Angia, comme si je n’avais pas existé ! Si cette famille ne l’avait pas accueillie, elle aurait fait une crise de violence, ce qui n’était pas souhaitable, comme elle en a fait dans la rue, n’importe où… Finalement, ce Noël nous a rapprochés. Ça crée des anecdotes de vie. Ça crée des moments un peu burlesques, rocambolesques, inattendus, où elle avait ses réactions à elle dans le monde tel qu’elle le perçoit. Et moi, il fallait que je m’adapte. Mais elle s’est aussi adaptée au monde que je lui ai proposé. Et ça, ça a créé une complicité. Je pense qu’on a mis en place les premières arches de la volonté de construire un bonheur ensemble. Je me suis dit : « Bon, qu’est-ce que je peux lui apporter, moi ? Qu’est-ce que je peux lui donner ? Je ne pourrai pas la changer. Son autisme va rester toute sa vie. » Mais je peux lui donner les armes pour se protéger demain, c’est-à-dire savoir repérer les gens qui vont être bons pour elle, savoir ce que c’est le bien donc apprendre à se protéger. Parce qu’un jour, je ne serai plus là. Forcément, je pense à ça tous les jours, et je travaille tous les jours pour elle, pour qu’elle puisse continuer à évoluer, qu’elle continue à cultiver son sens de l’amitié puisque c’est quelque chose qu’elle a appris, qu’elle cultive son autonomie. On essaye en permanence d’adapter des méthodes d’apprentissage.
Isabelle Hennebelle : C’est vous qui travaillez avec elle, mais est-ce qu’il y a aussi une équipe qui l’entoure, avec un emploi du temps précis ?
Samuel Le Bihan : Ce qui reste vraiment au cœur de tout, c’est l’orthophoniste avec qui on a vraiment des exercices très spécifiques, parce que ma fille n’arrive pas à construire sa pensée avec le langage. Normalement, on fait tous ça : on construit notre pensée avec le langage. Mais Angia elle n’arrive pas à le faire. Donc elle ne peut pas vous raconter sa journée. Elle ne peut pas vous raconter ce qu’elle va faire ou ce qu’elle perçoit. C’est confus pour elle. Les mots arrivent dans le désordre. On travaille à corriger ça avec l’orthophoniste de façon à lui permettre plus d’interactions sociales. C’est compliqué et je ne sais pas quel avenir sera adapté pour elle. Mais à côté de ça, c’est une petite fille qui fait de la danse, qui fait de la gym et qui apprend le piano. J’essaie d’appuyer sur les choses pour lesquelles elle a un talent. Elle aime danser, elle aime chanter, on travaille sur ce pour quoi elle est plutôt douée, qui lui vont bien et qui la rendent heureuse.
Isabelle Hennebelle : En l’encourageant, exactement comme dans votre roman, Un bonheur que je ne souhaite à personne. Le personnage de Laura, qui est la maman du petit César autiste, admet sans détour - je la cite - « la culpabilité de mettre au monde un enfant pas comme les autres ». Combien de temps vous a-t-il fallu pour arriver à formuler le mot « handicapé » ? Où en êtes-vous aujourd’hui par rapport à ce sentiment de culpabilité ?
Samuel Le Bihan : J’ai noté ce sentiment chez beaucoup de mères, beaucoup plus que chez les pères. C’est de ça que j’ai voulu parler. Je me suis mis dans la peau d’une femme parce que je voulais montrer une femme qui se transforme en guerrière. C’est ça qui m’a le plus marqué chez les mères d’enfants handicapés : la façon dont elles sont capables de déplacer des montagnes, d’aller au combat, de sacrifier leur carrière pour s’occuper de leurs enfants. J’ai été très impressionnée par ces mères qui montaient en haut des grues pour avoir un AVS. Moi, j’ai été beaucoup plus pragmatique. Je me suis dit : « Il y a un problème. Quelle est la solution ? » J’ai vu ça comme un hasard de la génétique. Parfois, je me demande si j’ai une fragilité dans ma chaîne d’ADN, mais on a tous un certain nombre de fragilités. On sait très bien que, de toute façon, la vie est cruelle. C’est clair : la vie est injuste et à partir du moment où on a accepté ça, autant faire en sorte de travailler pour rendre les choses un peu plus belles.
Isabelle Hennebelle : Vous avez dit qu’un enfant handicapé, c’est un problème de riche, car ça coûte de l’argent et du temps pour s’en occuper. On imagine que pour des familles modestes, c’est souvent compliqué…
Samuel Le Bihan : Clairement, c’est un vrai budget. C’est du temps et le temps, c’est les moments où vous pouvez travailler, où vous pouvez mettre en place vos ambitions professionnelles. Alors moi, j’ai fait en sorte de ne rien sacrifier. Ou si j’ai sacrifié des choses, je ne m’en rends pas compte. Aujourd’hui, c’est mon équilibre et ma force, je m’appuie là-dessus.
Isabelle Hennebelle : Votre héroïne dit : « J’ai l’impression que mon quotidien tient du stage de survie. » C’est un peu votre cas ?
Samuel Le Bihan : Alors moi, non. Aujourd’hui, j’ai plus l’impression d’être une mère au foyer !
Isabelle Hennebelle : Parce que vous avez beaucoup voyagé, vous disiez.
Samuel Le Bihan : Oui, et j’ai beaucoup aimé ça. Mais quand je voyageais, j’étais complètement avec Angia. Je n’étais pas là en touriste en train d’aller faire la fête.
Isabelle Hennebelle : Et Angia était avec vous sur le plateau.
Samuel Le Bihan On était tout le temps ensemble. Je ne menais pas une vie de célibataire. Il y a un engagement. Il n’y a pas un sacrifice mais il y a un choix. Ce choix, je l’ai fait, je l’assume. Aujourd’hui, je suis content parce que je suis tombé amoureux, c’est très chouette ! Mais bien sûr, j’ai eu des doutes sur mon choix. Je me suis dit : « Mais ça m’isole quand même. » Heureusement, je fais un métier particulier qui permet des rencontres. Mais si le soir, dès que vous avez fini de travailler, il faut vous occuper de votre enfant différent qui vous demande plus d’implication, c’est une vraie problématique. Aller voir des amis avec votre enfant peut être complexe. Il peut y avoir des crises, ça peut être mal compris. En plus, il y a cette mode : vous vous trouvez dans des repas où les parents passent leur temps à parler de leur fils ou de leur fille qui est formidable, absolument génial, surdoué. Il n’y a que des enfants surdoués. On va en avoir, des prix Nobel, en France ! Et donc, vous avez envie de dire : « Ben moi, ma fille, elle est attardée mentale ! ». Pour être un peu trash… Aujourd’hui, heureusement, on a un peu évolué. On ne catégorise pas les gens de cette façon-là et on essaie de nous dire qu’on n’a pas tous la même chance. Et puis, il y a ceux qui ne sont peut -être pas autistes, mais qui sont « dys » quelque chose, « dyslexique », par exemple. Et ça, c’est un vrai handicap dans le monde du travail. Ce qui est intéressant, c’est qu’en militant sur des sujets comme l’autisme, la trisomie, le handicap, finalement, on en vient à parler de ces handicaps légers, mais qui vous handicapent fortement dans vos relations sociales. Ça permet de tout aborder.
Isabelle Hennebelle : Vous avez deux autres enfants, Jules, qui a 26 ans, et Emma-Rose, qui a 3 ans et demi. Comment répartir son amour et son attention de façon équitable quand on a plusieurs enfants ? Dans votre roman, Ben, l’adolescent, le grand frère du petit César qui est autiste, commence à traficoter de la drogue dans son quartier. Et le jour où sa maman l’apprend, il lui dit : « Mais tu sais quoi ? J’en ai rien à foutre de mon frère et vous me faites chier tous les deux. Il n’y en a que pour lui, de toute façon. » De votre côté, est-ce que vous avez eu à rééquilibrer l’attention que vous donnez à vos enfants ?
Samuel Le Bihan Non, mais il y a quelque chose d’injuste, c’est clair. Je suis un meilleur père pour ma fille. J’ai appris à devenir père. Je n’étais pas un bon père avec mon fils et je m’en veux énormément. Quand on a découvert l’autisme d’Angia, des éducateurs sont venus à la maison et m’ont appris les bons gestes, les comportements, les réactions à avoir. Et en fait, ce n’est que du bon sens sur les échanges sociaux. Ce sont des méthodes comportementalistes qui ont été mises en place pour les enfants qui étaient dans l’hyperviolence et la rupture avec la société aux Etats-Unis. On a reconnecté avec eux, on leur a appris à accepter l’autorité et à accepter la hiérarchie, à accepter qu’on construit les choses petit à petit, sans être en réaction et en opposition.
Isabelle Hennebelle : Vous avez appris à le faire ?
Samuel Le Bihan : Ces méthodes-là ont été adaptées pour les autistes. Un médecin a eu le génie d’en faire une méthode qu’on appelle la méthode ABA [Applied Behaviour Analysis, ou analyse comportementale appliquée]. Et cette méthode ABA, vous permet d’être juste dans votre comportement, dans un processus éducatif. En prenant soin de ma fille, je me rends compte que je suis devenu un meilleur père.
Isabelle Hennebelle : Vous présidez avec Florent Chapel - ancien président du Collectif Autisme - la plate-forme « Autisme Info Service ». Vous l’avez créée en 2019. C’est le premier dispositif gratuit national d’écoute et d’information par téléphone et par courriel sur ce handicap. Alors, où en est aujourd’hui l’association ?
Samuel Le Bihan : On a, concrètement, aidé pas loin de 20 000 personnes en trois ans d’existence. Donc, on a vraiment prouvé notre nécessité. En fait, il y a énormément d’associations qui ont été créées. Il y a un travail des familles, depuis vingt, trente ans, qui a été fait en France, absolument formidable et qui fait vraiment avancer les choses. Je ne voulais pas créer une association de plus mais je me suis dit qu’il manquait quelque chose pour unifier tout ça, pour mettre en valeur leur travail. Cette plate-forme, c’est presque un annuaire. Il regroupe tout ce qui se fait en France autour de l’autisme, validé par la Haute Autorité de santé, et c’est donc un outil utile aux familles. C’est à la fois de l’écoute, du conseil : on peut parler, on peut vider son sac, on peut se livrer. A l’autre bout du fil, ce sont des gens qui connaissent l’autisme, qui le vivent, qui sont souvent des familles et qui ont-elles-mêmes monté des associations. Et en même temps, elles sont formées à ce travail de conseil au téléphone, qui est assez particulier. Ensuite, on répond à toutes les questions d’ordre juridique, médical, social. On peut accompagner pour monter un dossier MDPH [Maisons départementales des personnes handicapées]. On renseigne : quels sont vos droits à l’école, et ainsi de suite… Il m’est arrivé de contacter la plate-forme pour trouver un dentiste pour ma fille dans ma région, parce que c’est spécifique. Si je voulais lui faire faire du cheval, du tennis, je m’adresserais à la plate-forme parce qu’il y a des clubs et des endroits adaptés.
Isabelle Hennebelle : Et vous êtes soutenu par les pouvoirs publics ?
Samuel Le Bihan En tout cas, la plate-forme est reconnue d’utilité publique. On reçoit une petite aide de l’Etat, mais majoritairement, on fonctionne avec des aides des fondations - Orange, Bettencourt, Michelin-, de la région Ile-de-France qui nous permettent de payer nos répondants au téléphone. Ils sont trois ou quatre permanents, plus une personne qui gère toute l’équipe, et il y a des intervenants ponctuels.
Isabelle Hennebelle : L’inclusion des autistes dans le système éducatif est encore difficile. C’est un euphémisme. Dans l’Hexagone, on a récemment entendu un candidat à l’élection présidentielle dire qu’il aimerait isoler les enfants en situation de handicap de l’école classique. Comment avez-vous réagi ?
Samuel Le Bihan : C’est tellement absurde… Il y a des enfants [handicapés] qui progressent dans la classe – ceux qui le peuvent –, et qui vont évoluer beaucoup plus vite au contact des neurotypiques, comme on les nomme. Mais les neurotypiques aussi évoluent dans leur humanité, dans la compréhension de l’autre, de soi, de la chance qu’on a, en étant au contact de personnes qui sont différentes. On est dans une société où on isole la mort, on isole la maladie, on isole la vieillesse, et on finit par perdre le contact avec la réalité. Avant, il y avait la famille, il y avait le vieux, le frère qui n’était peut-être pas tout à fait normal. Il y avait un enfant un peu violent, d’autres plus fragiles... On apprenait les uns des autres, et on s’enrichissait dans cet amour parfois pas très bien organisé, mais qui fonctionnait : c’était notre famille. Aujourd’hui, on a explosé le modèle familial. On est dans une société qui demande d’être performant et on célèbre la performance faute de bonne humeur. Il faut être positif, il faut gagner. Je suis preneur. J’ai fait de cette histoire une force, mais c’est injuste : quelque part, il y a une dictature du bonheur et de la réussite. Du coup, on oublie que le bonheur se crée par la différence, par la découverte, par l’étonnement. On sait maintenant qu’être au contact des gens typiques, pour un enfant différent, va l’aider à évoluer. Ma fille, par exemple, a très peur des autistes. Ça lui fout vraiment la trouille parce qu’ils ont des réactions tout à fait inattendues. Et elle, ça lui fait très peur parce qu’elle veut des choses, au contraire, très normés.
Isabelle Hennebelle : L’un des axes principaux de la stratégie nationale 2018-2022 pour l’autisme était de garantir la scolarisation effective. Quel bilan tirez-vous de ce qui a été réalisé sur le quinquennat écoulé ? Trouvez-vous que des choses ont bougé ?
Samuel Le Bihan : Oui, Sophie Cluzel ( secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées en France) et Claire Compagnon ( déléguée nationale interministérielle chargée de la mise en œuvre de la stratégie nationale autisme au sein des troubles du neurodéveloppement), qui était à la manœuvre, ont fait un travail absolument formidable. Bien sûr, ce n’est jamais assez, on pourrait faire mieux, mais il y a des avancées dans la détection, dans l’inclusion scolaire. Il faut encourager ce changement. Maintenant, il faut s’occuper des adolescents et des adultes. Ça va être le prochain chantier à faire évoluer.
Isabelle Hennebelle : Et c’est aussi votre chantier. Angia a 10 ans : comment imaginez-vous sa vie dans les prochaines années ?
Samuel Le Bihan : Je n’en sais rien. Et je me pose la question tous les jours. Son décalage me fait rire, on s’en amuse. Je la trouve merveilleuse dans sa façon d’aborder la vie. Mais elle est tellement différente de nous. Alors je me dis : « Qu’est- ce qui sera bien pour elle ? Est-ce qu’il y aura toujours quelqu’un qui saura rire de cette fantaisie ? » En fait, parfois, et parce que les gens ont envie de se moquer, ils ont envie d’être durs. Ça les soulage. Ils ont peur de la différence. Donc évidemment, j’ai peur qu’on lui fasse du mal. Comme elle est naïve, et comme c’est une fille, j’ai peur qu’on abuse d’elle. Il y a plein de questions qui se posent tout le temps. Quel est le métier qu’elle pourra exercer ? Est-ce qu’elle sera autonome ? C’était la grande question. Puis là, maintenant, je pense qu’elle le sera. Mais qu’est- ce qui va la rendre heureuse ? Il y a beaucoup d’autistes adultes qui sont très isolés, très seuls. Donc, est-ce que la société ne va pas l’isoler ? C’est ma grande peur aussi parce que je ne serai pas toujours là.
Isabelle Hennebelle : Quelle est votre vision aujourd’hui du monde professionnel ? Est-ce qu’il vous semble suffisamment ouvert à la différence, ouvert aux différents types de handicap ?
Samuel Le Bihan : Nous sommes très loin des Américains, qui incluent au moins 40 % des autistes dans le milieu professionnel. En Angleterre, 18 %. En France, si on est à 4 %, on est royal. Il y a un vrai travail à faire. Il y a des gens qui sont admirables, comme la société « Andros », ou les cafés Joyeux. Mais c’est un effort personnel. Ce sont des gens qui prennent des décisions et qui y consacrent leur vie.
Isabelle Hennebelle : Ces cafés joyeux, par exemple, forment et emploient des serveurs et des cuisiniers porteurs d’un handicap mental et cognitif comme l’autisme. Est-ce que, pour vous, il s’agit d’un épiphénomène ou, au contraire, d’un marqueur d’une véritable évolution sociétale ?
Samuel Le Bihan : J’ai le sentiment que souvent, la société évolue parce qu’il y a une décision politique. L’école a évolué parce qu’il y a eu une décision politique. Avant, il y avait énormément de directeurs d’écoles qui refusaient les enfants handicapés. Et il y en a toujours, ils vont trouver des combines pour exclure la différence, parce que l’accueillir leur demanderait un peu plus de travail, d’investissement, et ça ne les intéresse pas. Peut-être qu’un jour il y aura une décision politique pour que les entreprises de tant d’employés soient obligées d’employer quelqu’un qui a un problème cognitif. Si ça ne se fait pas naturellement, il faudra l’imposer et cela pourra créer une mentalité. Des réflexes. De toute façon, ce qui se passe à l’école va créer des réflexes, cela met en place une société de demain. Donc oui, il faut l’imposer. C’est le rôle de la politique aussi de faire en sorte qu’on arrive à vivre les uns avec les autres. Il faut mettre en place des lois.
Isabelle Hennebelle : Aujourd’hui, on a le fameux quota qui a été imposé en 1987, le quota de 6 % de personnes en situation de handicap qui sont censés être au travail dans les entreprises. On n’y est pas, en tout cas dans le secteur privé. On est à 3,9 % dans le public. On voit bien que c’est long. Ça traîne, c’est compliqué. Qu’est-ce qu’on pourrait faire, notamment pour l’autisme qui fait partie de ces handicaps qui peuvent faire peur aux recruteurs ?
Samuel Le Bihan : Très sincèrement, je ne sais pas du tout. Je n’y ai pas réfléchi parce que je vois plein d’actions individuelles, mais c’est tout. Au quotidien, je me concentre sur les questions que je dois résoudre avec ma fille de 10 ans et j’évite quand même de trop penser à l’avenir parce que cela ne me créerait que des sources d’angoisse inutile, puisque je ne peux pas répondre. J’ai l’impression que le monde est fait de ça : de choses très belles, de choses absolument abominables, et qu’il y a une espèce d’équilibre qui se fait entre les deux. Il y aura toujours des hommes, des femmes qui vont créer des choses formidables sur le plan professionnel pour l’inclusion. Et puis d’autres qui vont exclure.
Isabelle Hennebelle : Imaginons que vous entrez au gouvernement. Quelle est la première mesure que vous auriez envie de prendre ?
Samuel Le Bihan : Une loi qui oblige à l’inclusion des handicapés, et pas seulement physiques. Sinon, il y a une amende... C’est ce qui marche le mieux aujourd’hui !
Isabelle Hennebelle : Et quel est le meilleur conseil que vous ayez pu recevoir pour faire face à la maladie au cours de toutes ces années ?
Samuel Le Bihan : Celui que je me suis donné à moi-même. Mon meilleur conseil, c’est quand j’ai pris la décision que jamais je ne serais écrasé. Je l’ai formulé comme ça : « Jamais je ne serai écrasé par cette maladie. »
Isabelle Hennebelle : Quel conseil aimeriez-vous donner à un jeune en situation de handicap qui vient vous voir ?
Samuel Le Bihan : De ne pas s’isoler. L’isolement, je crois que c’est le pire. Et c’est le plus difficile, peut-être, à combattre. Créer des endroits de solidarité. Je disais qu’avant, il y avait la famille, mais aujourd’hui le modèle familial a explosé. Il faut donc recréer de façon mécanique des endroits de solidarité. Ce matin, j’étais avec Hélène Médigue, qui a créé les « Maisons de Vincent ». Ce sont des lieux où on reçoit des autistes qui travaillent ensemble dans la permaculture. Ils cultivent des produits qu’ils vendent ensuite. Ça crée du bonheur. Il ne s’agit pas seulement de trouver une place, mais aussi de retrouver une harmonie et un plaisir de faire les choses.
Isabelle Hennebelle : On rappelle le téléphone d’Autisme Info Service, 0 800 71 40 40, et l’adresse www.autismeinfoservice.fr. Merci beaucoup, Samuel Le Bihan, pour votre témoignage. Merci à vous, auditeurs, de nous avoir écoutés. Retrouvez d’autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Le Monde.fr et les plateformes d’écoute. A bientôt.
Interview de Laëtitia Milot, actrice, pour le podcast "Rebond" :
Isabelle Hennebelle Elle est l’une des actrices préférées des Français depuis qu’elle a joué le rôle de Mélanie Minato, serveuse au bar du Mistral, dans le feuilleton télévisé Plus belle la vie sur France 3. Héroïne de La vengeance aux yeux clairs ou encore d’Olivia sur TF1, elle marque de sa présence séries télévisées et téléfilms depuis plus de vingt ans. Multi casquettes, Laëtitia Milot est aussi animatrice, mannequin, autrice et n’hésite pas à participer à des émissions comme Fort Boyard ou Danse avec les stars. Femme engagée, elle est la marraine d’ « EndoFrance », l’association française de lutte contre l’endométriose. L’endométriose, une maladie extrêmement douloureuse dont elle souffre depuis quelque deux décennies. Elle témoigne notamment dans le documentaire Devenir maman, notre combat contre l’endométriose et dans son livre Le bébé, c’est pour quand ? (Michel Lafon, 2016). La journaliste Isabelle Hennebelle reçoit Laëtitia Milot dans « Rebond », un podcast du Monde en partenariat avec l’Agefiph.
Isabelle Hennebelle : Pour débuter ce podcast, une question que nous posons à tous nos invités : quelle est votre définition du handicap, sachant que chacun peut le vivre différemment ?
Laëtitia Milot : L’endométriose est un handicap invisible. Il ne se voit pas, mais il se sent. Évidemment, je ne me considère pas comme une handicapée physique. J’ai vécu avec plusieurs proches qui ont été handicapés et qui malheureusement ne sont plus là maintenant. Je me rends compte de ce que les personnes en situation de handicap peuvent vivre, subir, comme elles souffrent aussi. Pour certaines, ça n’a rien à voir avec le handicap invisible qu’est l’endométriose. Chaque femme qui en souffre a une endométriose différente. En fait, on ne peut pas comparer une endométriose à une autre. Il y a des endométrioses peu profondes avec lesquelles les femmes arrivent à vivre. Et il y a des endométrioses très sévères, très profondes. Alors effectivement, le mot handicap rentre en compte et là, c’est une vraie maladie, handicapante, mais toujours invisible.
Isabelle Hennebelle : Vous faites partie des quelque 10 % des Françaises en âge de procréer qui sont touchées par l’endométriose. Pourriez-vous décrire cette maladie au grand public, puisqu’elle est bien moins connue que d’autres maladies ?
Laëtitia Milot : En effet, c’est une maladie qui a été tabou très longtemps, jusqu’à ce que j’en parle, en 2013. Lorsqu’on m’a diagnostiqué l’endométriose, je n’en avais jamais entendu parler et je ne savais pas ce qu’était cette maladie. Je me suis sentie très seule parce que je pensais sincèrement être un cas rares. Je n’avais personne à qui en parler parce que personne, dans mon entourage en tout cas, n’avait été atteinte d’endométriose jusqu’alors, ou bien elles l’ont découvert après. Ce n’était pas évident. Et lorsqu’en 2013, j’en ai parlé pour la première fois dans un magazine, Yasmine Candau, la présidente d’EndoFrance, m’a contactée et m’a proposé d’être marraine de l’association. A ce moment-là, elle s’est dit : « Tiens, génial, on a une actrice, une auteure qui parle enfin. » Elle m’a appelée et on a eu une longue conversation. Elle m’a expliqué ce qu’était réellement l’endométriose parce que c’est une maladie très compliquée !
Isabelle Hennebelle : Comment peut-on la décrire? Quels sont ses symptômes ?
Laëtitia Milot : Je vais vous parler des douleurs parce que je ne suis pas médecin et que je n’aime pas utiliser des termes médicaux. Alors d’abord, ça commence par des douleurs pendant les règles. Évidemment, pendant longtemps, on m’a dit que c’était normal d’avoir mal pendant les règles. Qu’une femme souffre de toute façon à ce moment-là. On m’a dit que j’étais douillette. Pendant très longtemps, on m’a même dit que c’était psychologique, alors que je souffrais de plus en plus. Les douleurs peuvent donc venir pendant les règles, mais aussi avant et après les menstruations. On se tord de douleur. Il y a des moments où on ne peut plus marcher et ça peut durer jusqu’à deux ou trois semaines. Finalement, il y a peu de répit puisque les règles reviennent tous les 28 jours à peu près. Les douleurs peuvent aussi se manifester au niveau des urines, des selles. Il peut y avoir des vomissements. Dans certains cas, des maux de tête importants. Ça peut monter jusqu’aux intestins, donc au rectum aussi. L’endométriose peut donner des problèmes digestifs, des problèmes de diarrhée, des problèmes de constipation, des maux de tête, des douleurs pendant les rapports et dans certains cas, cela peut même atteindre les poumons. Mais ça, c’est dans des cas plus rares.
Isabelle Hennebelle : Vous êtes malade depuis que vous avez 24 ans, je crois ?
Laëtitia Milot : La maladie m’a été diagnostiquée à 24 ans, mais j’avais des douleurs pendant les règles depuis mes 17, 18 ans. Mais ça, c’est pareil. Ce n’est pas une généralité.
Isabelle Hennebelle : Vous racontez très bien dans votre livre, Le bébé, c’est pour quand ?, que pendant des années, plusieurs médecins sont passés à côté de votre maladie. A chaque fois, vous repartiez avec une ordonnance pour des maux de ventre classiques et on vous prescrivait du Doliprane ?
Laëtitia Milot : C’est ce qui s’appelle « l’errance médicale ». Et c’est justement ce qu’on essaie maintenant d’éviter à tout prix. Je viens de sortir un spot pour sensibiliser surtout les jeunes femmes au problème. Parce que cette errance médicale ne doit plus avoir lieu.
Isabelle Hennebelle : Vous avez erré comme ça six ou sept ans, finalement ?
Laëtitia Milot : Oui, et beaucoup de femmes, comme moi, ont été diagnostiquées au bout de sept, huit ans, mais maintenant, j’espère que ça va mieux et j’espère que les femmes ne sont plus dans cette errance.
Isabelle Hennebelle : Dans votre livre Le bébé, c’est pour quand ?, vous racontez ce moment où le tournage de Plus belle la vie va bientôt reprendre, et vous écrivez : « Je ne peux plus respirer. Je suis recroquevillée sur le sol de ma loge, la respiration coupée. » Vous faites face à une douleur intense. Comment avez-vous réussi à gérer ces douleurs extrêmes pendant des années avec la carrière professionnelle que vous avez choisie ?
Laëtitia Milot : J’ai une passion folle pour mon métier. Je le fais avec énormément de plaisir. Et quand on incarne un personnage, ce personnage n’a pas mal. Ce personnage n’est pas malade et ça, ça m’aide énormément. Dans la loge, je suis Laëtitia mais c’est vrai que parfois, en allant sur le plateau, je me disais : « Ouh là là, mais comment je vais faire au moment de jouer ? ». Concernant l’anecdote de mon livre, c’est arrivé un jour dans ma loge sans prévenir. D’un coup, il y a une douleur qui m’est venue. Je me suis complètement pliée. Je criais intérieurement - parce qu’il ne fallait pas crier à cause du tournage à côté -, mais j’avais tellement mal… Et pourtant je me suis levée. J’ai pensé : « Mélanie ( mon personnage dans la série), elle n’a pas mal, alors tu y vas. Tu mets ta douleur de côté. Laëtitia, tu la mets de côté, tu deviens Mélanie. Et du coup, quand j’ai passé la porte, il y a une magie qui a opéré et j’étais Mélanie. Mélanie qui n’avait pas mal.
Isabelle Hennebelle : En effet, vous l’expliquez très bien : quand vous jouez, vous vous connectez, je vous cite, à « la magnifique énergie que reconnaissent tous les comédiens, cette énergie qui vous permet de vous détacher de la douleur, de vous dépasser. C’est une force surnaturelle qui vous porte ».
Laëtitia Milot : J’aime jouer. Le jeu d’acteur est aussi une thérapie. C’est une super belle thérapie, même pour ceux qui n’en font pas leur métier. Par exemple, faire du théâtre, ne serait-ce qu’incarner un autre personnage que soi, c’est une sorte de thérapie. Et moi, je sais que je le mets en avant, que je m’en sers. La maladie m’a appris à prendre mon courage à deux mains. J’ai reçu des centaines et des centaines de courriers, de témoignages après en avoir parlé. Et là, je me suis aperçue que j’étais loin d’être seule, et cela m’a donné de la force. Cette maladie, je l’ai vue comme un combat, comme une guerre que je suis en train de vivre contre elle. Elle m’a permis d’avoir la force d’avancer et tous ces témoignages encore plus.
Isabelle Hennebelle : Vous l’avez rappelé très justement au début de ce podcast : l’endométriose fait partie des handicaps que l’on dit « invisibles », c’est-à-dire que si la personne qui en souffre n’en parle pas, elle est absolument indécelable. Au début, vous avez choisi de cacher cette maladie au public. Vous avez préféré afficher un grand sourire. Pourquoi ne vouliez-vous pas en parler ?
Laëtitia Milot : Parce que c’est très intime. Et c’est vrai que dès que ça touche l’intimité d’une femme, on ne sait pas comment les gens peuvent le percevoir. Mais je me suis dit : « Écoute, tu es comédienne, tu es connue du grand public maintenant, donc tu vas t’en servir. Voilà, c’est tout. Et puis on verra les conséquences. Tu parles de ton intimité mais en même temps, tu peux faire avancer les choses. » Et donc, j’ai fait une thérapie avec moi-même. Je me suis dit : « Si la vie t’a permis de faire ce métier, ce métier que tu aimes tant, c’est qu’il y a une raison. Et cette raison, tu l’as peut-être trouvée aujourd’hui. Donc, il faut que tu en parles. Pas dans le sens négatif, mais dans le sens positif parce qu’il y a du positif dans tout ça. » Et c’est ce qui permet aussi, comme je vous l’ai dit, d’avoir une force surnaturelle et de donner de l’espoir. Alors avec le sourire, ou à travers les personnages, à travers ce que j’ai envie de donner au public, j’essaie de donner de la force et de l’espoir.
Isabelle Hennebelle : Pourquoi était-il si important pour vous de faire sortir la maladie de l’ombre ? Parce qu’il y avait trop de femmes qui souffraient ?
Laëtitia Milot : Et trop de silence, trop d’errance. Les femmes n’osaient pas parler, elles n’osaient pas dire qu’elles souffraient parce que cette douleur relève de l’intimité. C’est ça qui m’a donné cette envie. Et puis, encore une fois, j’étais loin d’être la seule. Quand j’ai connu les chiffres grâce à Yasmine, je me suis dit : « Ah oui, quand même ! De 3 à 6 millions de femmes touchées par l’endométriose ! ». Les chiffres sont minimisés dans les médias, mais il y a bien de 3 à 6 millions de femmes qui sont atteintes d’endométriose en France. Cela représente une à deux femmes sur dix. C’est énorme ! Et c’est vrai que plus on en parle, et plus – c’est marrant –, les langues se délient, et plus on se rend compte qu’il y a énormément de femmes qui sont atteintes. Des millions.
Isabelle Hennebelle : Vous le disiez, dès que vous avez rendu votre maladie publique, l’association « EndoFrance » vous a contactée et vous avez tout de suite dit accepter d’en devenir la marraine.
Laëtitia Milot Oui, c’est vrai que je n’ai pas beaucoup hésité ! Yasmine Candau m’a parlé d’une façon très simple pour m’expliquer toutes les conséquences que la maladie pouvait avoir aussi. Alors j’ai eu envie de défendre cette association, la première association qui a été créée pour lutter contre l’endométriose. C’est ce qui m’a rassurée. Je me suis dit que ce genre d’associations devait être connu parce qu’il n’est pas possible de laisser ces femmes seules.
Isabelle Hennebelle : Vous en êtes donc devenue la marraine. Qu’est-ce que vous êtes amenée à faire pour répandre une meilleure connaissance de l’endométriose ?
Laëtitia Milot : En parler, tout simplement. Déjà dans les médias. Faire des émissions télé, bien sûr. Faire des jeux télévisés pour obtenir des dons, des spots publicitaires. J’en ai réalisé trois. J’ai écrit un livre. Tout ça, c’est pour « EndoFrance ». Il y a même le single que j’ai fait avec Vincent Niclo, dont les droits ont été reversés intégralement à « EndoFrance ». Je fais des sensibilisations dans les lycées, dans les hôpitaux, des conférences. Et puis, j’ai réalisé un documentaire. Par tous ces biais, on obtient des dons, on sensibilise, on agit. Ce matin, encore une fois, on était dans Le Magazine de la santé sur France 5 pour parler de l’endométriose. En fait, plus on en parle, plus on sensibilise, plus on informe, plus les gens ont la connaissance de l’endométriose.
Isabelle Hennebelle : A vos yeux, comment évolue la connaissance en France de cette maladie ? Est-ce que le diagnostic peut toujours prendre des années aujourd’hui? Ou est-ce que l’on découvre l’endométriose un peu plus vite ?
Laëtitia Milot : Depuis 2020 maintenant, les médecins reçoivent une formation à l’endométriose. Et puis aujourd’hui, on conseille aux femmes d’aller consulter un autre médecin si elles ont l’impression qu’on ne les entend pas, qu’on ne les comprend pas. On leur dit : « Vous n’êtes peut-être pas avec le bon médecin. » C’est vrai qu’il faut être bien suivie. Là encore, les associations, et notamment « EndoFrance », sont là pour nous aider, pour nous aiguiller et donner une liste de médecins si nécessaire. Parce que maintenant, dans toutes les régions de France, on peut quand même trouver des médecins qui sont très compétents dans ce domaine.
Isabelle Hennebelle : Estimez-vous que les pouvoirs publics se sont suffisamment emparé du sujet ?
Laëtitia Milot : Ça commence. Mais on pourra dire ce qu’on veut, mais c’est quand même le premier président, Monsieur Macron, à en parler publiquement. Donc, c’est une grande avancée pour nous. Car parce qu’on en parle, il y a des centres experts qui sont en construction, notamment à Paris. Il y a des centres experts qui ont été ouverts en France. Les choses avancent, petit à petit, mais elles avancent.
Isabelle Hennebelle : L’endométriose est reconnue comme affection de longue durée par l’Assemblée nationale depuis le 13 janvier 2022. Mais suite à une décision du gouvernement, elle n’est pas prise en charge par l’Assurance maladie. Que pensez-vous de cette situation ?
Laëtitia Milot : Chaque femme a son endométriose et c’est vrai que les traitements de chacune peuvent être différents. Mais on avance sur ce sujet, je pense, j’espère, qu’ils vont réussir à trouver des solutions.
Isabelle Hennebelle : Vous dites que l’endométriose est aussi une maladie de couple. Expliquez-nous ?
Laëtitia Milot : On en parle peu, mais le compagnon souffre beaucoup aussi dans cette maladie ! Certaines femmes peuvent avoir des douleurs pendant les rapports, ce qui n’est pas évident à gérer. Surtout si c’est un couple qui désire un enfant. Il ne faut pas réduire l’endométriose à l’infertilité, même si c’est quand même la première cause d’infertilité en France. Il faut garder l’espoir et il faut se battre. Si on a envie d’avoir un enfant, ça concerne quand même le couple. Malheureusement, cette maladie détruit des couples.
Isabelle Hennebelle : Votre mari, Badri, et vous êtes aujourd’hui parents d’une petite fille qui a trois ans et demi. Un enfant que vous avez attendue longtemps ?
Laëtitia Milot : Dix ans, et ça a été une grosse épreuve qu’on a traversée ensemble. Psychologiquement, ce n’est pas évident pour les hommes d’être impuissants face à cette maladie.
Isabelle Hennebelle : Votre credo : ne jamais éviter l’épreuve par crainte d’échouer. Dans quelle mesure cela vous sert-il aujourd’hui dans votre rapport avec la maladie ?
Laëtitia Milot : Ça me sert tous les jours, mais même sans parler de douleurs. En fait, ça me sert tous les jours dans la vie quotidienne, dans le boulot. Ca me sert tout le temps.
Isabelle Hennebelle : Imaginons : vous entrez au gouvernement. Quelle est la première mesure que vous prenez ?
Laëtitia Milot : D’abord je mettrai beaucoup d’argent dans la recherche sur l’endométriose. Avec « EndoFrance », nous avons versé près de 200 000 euros à la recherche, mais je trouve quand même un peu aberrant que ce soit seulement les associations, le grand public ou les particuliers qui doivent financer les recherches. Parce que c’est une maladie qui peut vraiment faire énormément souffrir. Il faut arrêter ça, il faut trouver des solutions. Les femmes ne veulent plus souffrir. Alors il faut vraiment qu’on trouve un traitement efficace qui mette fin aux souffrances des femmes, et qui soit pris en charge par la Sécu, bien évidemment.
Isabelle Hennebelle : Quel est le meilleur conseil que vous ayez pu recevoir pour faire face à cette maladie ?
Laëtitia Milot : De penser aux médecines secondaires. Il y en a certaines qui ne marchent pas sur moi, mais qui aident d’autres femmes. Comme l’hypnose, par exemple. Il y a l’acupuncture, l’ostéopathie, la sophrologie. Il faut essayer. En tout cas, essayez avant de dire que ça ne marche pas. Il y a aussi une nouvelle technique, l’ostéopathie interne pour désensibiliser les nerfs. Il y a vraiment des retours très positifs.
Isabelle Hennebelle : Pour finir, quel serait le meilleur conseil que vous donneriez à une jeune femme qui souffre d’endométriose aujourd’hui ?
Laëtitia Milot : De s’écouter. Si elles sont persuadées d’avoir mal, si elles sont persuadées que ce n’est pas psychologique, elles doivent s’autoriser à s’écouter et dans ce cas-là, vraiment, il faut chercher le bon médecin. Maintenant, les jeunes femmes demandent aux médecins : « Est-ce que vous pouvez faire une échographie pelvienne ou une IRM pour vérifier si je n’ai pas l’endométriose ? Parce que c’est dingue, je souffre. »
Interview de Marie-Amélie Le Fur, présidente du comité paralympique et sportif français, pour le podcast « Rebond »
Courir, c’est un besoin qui ne l’a jamais quittée. Courir sur une piste, courir après des médailles. L’or, l’argent et la couleur de ses trophées reflètent sa volonté et sa niaque, une volonté qui lui a permis de tenir. A 16 ans, Marie-Amélie Le Fur tombe en scooter. Après l’accident, elle doit être amputée d’une jambe. Quatre mois plus tard, elle est de retour sur les pistes, différente, mais toujours aussi motivée. Aujourd’hui athlète et présidente du Comité paralympique et sportif français, elle s’est confiée dans « Rebond », un podcast du Monde, réalisé en partenariat avec l’Agefiph.
Joséfa Lopez : Bonjour Marie-Amélie Le Fur, merci de nous accorder cet entretien. Ensemble, on va parler de votre parcours, de vos nombreux succès, mais aussi de la place du handicap dans votre vie. Pour débuter ce podcast, on commence toujours par la même question : sachant que chacun peut le vivre et l’appréhender différemment, quelle est votre définition du handicap ?
Marie-Amélie Le Fur : Pour moi, le handicap, c’est quand on est empêché, gêné dans son quotidien, dans la relation à l’autre ou dans son l’environnement. Et c’est une situation qui peut s’exprimer de façon très différente selon l’endroit où l’on se trouve, selon la personne à laquelle on est confronté.
Joséfa Lopez : Par exemple ?
Marie-Amélie Le Fur : Il y a des jours où je me sens plus ou moins en situation de handicap. Quand je marche dans la rue, je ne ressens pas mon handicap. Mais nettement plus quand je suis en bas d’un escalier parce que monter des marches est un mouvement du quotidien qui est compliqué pour moi. Il y a la véritable situation de handicap, celle qui est traduite médicalement, qui s’exprime tous les jours. Mais je pense qu’on est tous confrontés à des formes de handicap dans notre quotidien. Il ne s’exprime pas au même moment selon les différentes personnes. Selon moi, une véritable société inclusive, c’est celle qui n’ajoutera pas de handicap au quotidien de la personne en situation de handicap. C’est-à-dire que demain, on sera capables dans nos organisations, dans nos méthodes, dans notre accessibilité, dans notre relation à l’autre, de gommer totalement l’expression du handicap qui habite la personne au quotidien.
Joséfa Lopez : Est-ce pour cela qu’on ne dit plus « personne handicapée » aujourd’hui, mais personne « en situation de handicap » ?
Marie-Amélie Le Fur : Effectivement. Le fait de catégoriser la situation de handicap nous ramène à une difficulté de notre société qui est celle d’exacerber l’expression du handicap. Je reprends mon exemple de l’escalier. Problématique dans mon cas, alors que lorsque je suis aux Jeux paralympiques, au bord d’une piste, quand je marche, quand j’élève ma fille, je ne ressens pas mon handicap. L’idée, c’est de faire en sorte que demain, dans la façon dont on vit et dont on construit notre société, on limite l’expression du handicap de la personne et qu’on focalise davantage sur ses capacités, ses compétences, plutôt que sur ses difficultés.
Joséfa Lopez : On reviendra sur cette notion d’inclusion. Je le disais en introduction, vous « rencontrez le handicap » adolescente, après un accident de scooter.
Marie-Amélie Le Fur : Moi, j’avais un rêve qui était celui de devenir sapeur-pompier professionnelle. J’étais sportive depuis le plus jeune âge, passionnée d’athlétisme, et à l’âge de 15 ans, cet accident vient totalement bouleverser ma vie. Quelques jours plus tard, les médecins prennent la décision de m’amputer d’une jambe. Mais pour moi, ce n’est pas la fin d’un processus : c’est vraiment le début d’une nouvelle vie. D’abord l’amputation m’a libérée de la douleur et de l’incertitude de la situation. Et ça a été un point de départ, un élan pour repartir et pour avancer dans une forme d’inconnu qui était celle de la situation de handicap, mais avec la certitude que j’avais les capacités et les compétences pour être heureuse. En fait, très rapidement, par la présence de mon entourage, de mes proches, j’ai compris que j’avais perdu très peu de choses dans cet accident : oui, j’avais perdu une jambe, j’avais perdu un esthétisme, j’avais perdu un métier, mais j’avais encore beaucoup, beaucoup de choses à construire. Surtout, je n’étais pas seule pour pouvoir construire ces choses-là.
Joséfa Lopez : Vous dites que l’amputation vous a libérée des douleurs et qu’aussitôt, vous saviez où vous alliez aller. Il y a eu un avant et un après…
Marie-Amélie Le Fur : C’est ça. Ça a figé totalement la situation. Je ne connaissais pas ce que c’était de vivre avec un handicap. Je ne savais pas ce que ce serait de vivre avec une prothèse. Mais au moins, la situation, elle était figée. J’étais amputée. Il fallait que j’apprenne à vivre avec ça. Et le fait d’y être obligée a vraiment été un électrochoc pour moi. Je pense que de voir ma famille autour de moi m’a donné envie de ne pas perdre de temps pour accepter la situation parce que de toute façon, je ne pouvais pas la changer. Très rapidement, j’ai donc décidé de passer à autre chose et de ne pas apprendre à vivre contre ce handicap, mais avec lui. De dimensionner ma nouvelle vie d’adolescente sans faire fi de ce qui était arrivé, en étant fière, parce que ça ne me changeait pas fondamentalement parlant. Ça a changé mon esthétisme, ça a changé mon quotidien dans certains gestes, mais derrière, très rapidement, ça m’a aussi ouvert des portes extraordinaires qui sont celles du monde du handicap, où j’ai fait des rencontres formidables. Cela a été la rencontre avec le mouvement paralympique, avec des athlètes paralympiques. J’ai pu faire du cinéma. J’ai pu engendrer des opportunités extraordinaires. Je n’ai pas essayé de voir tout ce que j’aurais pu créer si je n’avais pas eu ce handicap.
Joséfa Lopez : Vous n’êtes pas restée sur le souvenir d’un passé qui n’existait plus…
Marie-Amélie Le Fur : En tout cas qui ne pouvait plus être celui que j’avais imaginé quand j’étais petite. Je ne pouvais pas faire fi que j’étais tombée en situation de handicap, que ça me fermait les portes d’un métier, mais ça m’ouvrait énormément d’autres perspectives. Et véritablement, je pense que c’est un des plus grands enseignements de cette expérience.
Joséfa Lopez : Vous pensez qu’un handicap qui arrive jeune permet justement d’avoir cet état d’esprit parce qu’on est encore en train de se construire ? On n’a pas encore posé les fondements de sa personnalité et on peut donc remodeler un peu tout ça ?
Marie-Amélie Le Fur : Je pense que ce qui m’a aidée, c’est d’avoir ce handicap relativement jeune, mais sans l’être trop. J’avais encore une forme d’insouciance, une insouciance face au handicap, une insouciance face au regard de l’autre, une insouciance face au regard porté par la société sur les personnes en situation de handicap. Je me suis refusée à me catégoriser, à me dire : « Tu es en situation de handicap, donc tu ne pourras faire ceci et pas cela. » Tout ça, je l’ai totalement réfuté parce qu’il y avait en moi cette rébellion de la jeunesse qui était encore possible. Cette insouciance m’a protégée et m’a permis d’avancer.
Après, il y a eu le sport très rapidement après l’accident. Cela m’a aussi beaucoup aidée à ne pas rentrer dans les codes de la société sur la personne en situation de handicap, à me construire par moi-même, pour moi-même, en fonction de ce dont j’avais besoin et de ce que j’avais envie de faire. En fait, ça m’a donné une force de caractère, une force de vivre, une force de faire couler le regard des autres sur mon handicap et de me définir autrement qu’en étant en situation de handicap. J’étais une jeune fille adolescente sportive dont la singularité était d’être en situation de handicap, mais ce n’était pas finalement la seule chose qui me déterminait. Et ce n’était pas la principale chose qui déterminait mon caractère ou ma façon de vivre.
Joséfa Lopez : Cet accident que vous avez vécu, il peut arriver à tout le monde, vraiment tout le monde. Pourtant, on ne l’imagine pas dans notre quotidien. On met le handicap très loin de nos pensées. Par peur, selon vous ?
Marie-Amélie Le Fur : Oui, je pense qu’il y a effectivement une sorte de peur. Mais il faut accompagner cette prise de conscience de tous les Français, et du monde entier : la situation de handicap peut exister de façon très individuelle, y compris parmi les personnes qui nous entourent, et bien plus que ce que l’on ne le dit. 15 % de la population mondiale présente une situation de handicap. Mais comme il y a encore beaucoup de tabous, de non-dits, comme certains handicaps sont invisibles, on ne libère pas suffisamment la parole et on ne permet peut-être pas assez aux personnes en situation de handicap de vivre librement avec cet indicateur. La libération de la parole agira aussi sur les peurs et les craintes que chacun de nous peut avoir. Or je pense que la crainte première, c’est de ne pas savoir se comporter face à une personne en situation de handicap. Mais ça veut dire quoi, se comporter face à une personne handicapée ? Et ça veut dire quoi de se comporter face à un autre citoyen français ou à une autre personne qui est face à nous ? Il n’y a pas de bons codes ou de mauvais codes. Le bon code, c’est simplement celui du bon sens, celui de l’être humain, celui de la personne et de la considérer en tant que telle.
Joséfa Lopez : Vous le rappeliez, il y a de nombreux handicaps très différents, visibles, invisibles, physiques, psychiques… Le spectre est très, très large, de la dépression à une personne qui ne peut se déplacer qu’en fauteuil roulant…
Marie-Amélie Le Fur : Effectivement, il y a énormément de typologies de handicaps qui sont plus ou moins visibles, qui sont plus ou moins explicables aussi par les personnes elles-mêmes. Et c’est toute la difficulté, toute la complexité. Cela s’exprime notamment lorsqu’on se retrouve à mettre en œuvre une inclusion en entreprise. Il faut favoriser la possibilité pour les personnes en situation de handicap elles-mêmes de s’exprimer, pour éviter leur stigmatisation en tant que travailleurs d’abord, mais aussi pour donner les clés à l’entreprise – et plus globalement à notre société – pour mieux s’adapter à notre situation. Un salarié en situation de handicap qui va évoquer sa situation, qui va l’expliquer au manager, qui va se faire reconnaître en tant en qualité de travailleur en situation de handicap, donne aussi toutes les clés à l’entreprise pour s’adapter à lui, pour prendre en compte sa fatigabilité et pour faire connaître sa situation à ses collaborateurs. Cette explication doit s’exprimer dans le champ du travail, dans le champ de l’école et finalement, dans tout ce qui fait notre pleine citoyenneté au quotidien.
Joséfa Lopez : Il s’agit d’éviter les tabous, de ne pas rajouter du handicap à un handicap, face à des problèmes de sommeil, de fatigue, etc., par exemple. Il s’agit de pouvoir adapter les horaires, par exemple, ou le mobilier… Tout ce qui peut faciliter le quotidien, c’est bien ça ?
Marie-Amélie Le Fur : Voilà. Donner les clés d’une organisation. On tombe un peu dans un mode de pensée qui est dicté par des valides et qui fait que nos processus d’organisation, nos processus de pensée, nos méthodes de travail, l’architecture des bâtiments, ne sont pas pensés par et pour l’usage des personnes handicapées. Il faut donc permettre à la parole de l’usager en situation de handicap de challenger nos organisations, nos méthodes, et de les adapter aux besoins singuliers des personnes handicapées. Mais ce concept, pour moi, de la libération de la parole va très loin. C’est la façon dont j’appréhende la question du handicap avec ma fille. Quand on croise quelqu’un en fauteuil dans la rue, je ne connais pas sa vie, mais j’explique à ma fille pourquoi cette personne a un moyen de locomotion qui est différent. Pourquoi il ne faut pas avoir de craintes face à cette personne-là. Pourquoi on peut lui parler très simplement. J’essaie de cultiver chez elle cette culture de l’indifférence positive. Pour que la différence ne soit pas un sujet pour elle, qu’elle intègre totalement le fait – et qu’elle le comprenne – qu’on a des personnes qui ont une motricité différente, une modalité de pensée qui est différente des autres, afin qu’elle soit totalement à l’aise avec ça. Que ça ne soit même pas un sujet pour elle.
Joséfa Lopez : Quatre mois seulement après votre accident, c’est très impressionnant, vous avez repris le sport et vous avez pris contact directement avec la fédération handisport. Le handicap était présent et il fallait vous adapter pour reprendre les entraînements. Il est important, alors, de trouver les bons interlocuteurs et d’aller directement vers eux ?
Marie-Amélie Le Fur : C’est essentiel, mais c’est quelque chose qui nous a énormément perturbés au début. Quand je dis « nous », je parle de ma famille et moi, parce que le handicap, bien sûr, vous ne le vivez pas tout seul. Ça vous affecte, vous, parce que votre corps a changé, parce que le regard des autres change sur vous, mais finalement, le rôle de maman, le rôle de papa, le rôle de sœur changent énormément aussi. Et il ne faut pas minimiser l’impact sur la famille, sur les aidants, sur les proches de la personne en situation de handicap. C’est toute la vie de ces personnes-là qui est bouleversée. Chez moi au début, on était un peu perdus. Ma maman étant infirmière, elle avait une empathie pour ma situation, mais aucun de nous n’était spécialiste du handicap. Alors très vite, on s’est demandé vers qui nous tourner. Ce qui était possible. Et par chance, on a rencontré des gens dans le secteur associatif, qui nous ont aidés, qui ont partagé avec nous leur parcours de vie, qui nous ouverts sur la possibilité de faire du sport. Ensuite, quand s’est posée la question de trouver un club, encore une fois, on ne savait pas trop comment faire. Et là, nous nous sommes tournés vers la Fédération française handisport, qui a été très accueillante et qui nous a donné les renseignements nécessaires.
Cela m’a permis d’aller voir une compétition, de rencontrer les sportifs paralympiques qui partaient aux Jeux. C’était extraordinaire et finalement, de recevoir si vite des témoignages d’autres personnes en situation de handicap, de voir à quel point ils étaient heureux dans leur quotidien – et l’idée n’était pas du tout de gommer la situation –, de voir qu’ils avaient appris à vivre avec, eh bien on a tous fait de même. C’est pour cela que dans un second temps, on a souhaité aussi s’engager dans cette transmission à notre échelle, à notre mesure, pour à notre tour aider d’autres familles confrontées à la situation de handicap.
Joséfa Lopez : Aujourd’hui, vous courez avec une lame, c’est le terme pour votre prothèse de course. Qu’est ce que ça change au niveau de vos entraînements, par exemple ? Est ce qu’il y a eu un avant et un après ?
Marie-Amélie Le Fur : Ça change tout… Mais ça ne change rien ! Je sais, ma réponse est un peu bizarre. Il faut savoir que j’étais déjà engagée dans un processus d’athlète de haut niveau. Avec un handicap, ce processus est identique à celui d’un athlète valide. On s’entraîne, on peaufine la technique de course, on alterne des séquences d’entraînement sur piste, en musculation. Finalement, les déterminants qui amènent à créer une performance dans mon sport, dans mon « parasport », sont les mêmes que dans le champ des valides. La seule différence, c’est la motricité qui n’est pas la même. Je ne cours pas de la même façon qu’un valide parce que je suis amputée d’une jambe et parce que j’utilise un matériel. Ça, c’est vraiment la singularité de mon handicap, qui vient s’exprimer dans un second temps et à laquelle mes entraîneurs ont dû se former. Ils ont dû peaufiner leur technique et leur expertise sur le sujet. On prend en compte cette singularité pour faire en sorte que mon geste devienne plus performant parce que ma fatigabilité n’est pas la même. Mais comme chaque athlète, finalement, a un panel de compétences qui est différent d’un autre. La singularité existe chez tout athlète de haut niveau, avec un handicap ou non.
Joséfa Lopez : 100 mètres, saut en longueur : partout où vous passez vous excellez. Vous avez obtenu neuf médailles lors de Jeux paralympiques : deux d’argent lors de l’édition de Pékin, trois lors de l’édition de Londres, trois dont deux en or à Rio et une en argent à Tokyo. Selon votre entraîneur, vous avez des qualités hors normes. Vous êtes d’accord ?
Marie-Amélie Le Fur : Non je n’ai pas des qualités hors normes. Et ma carrière sportive le démontre : je n’ai pas fait que gagner. Je n’ai pas toujours eu la première place. Je n’ai pas toujours été sur le podium non plus. Peut-être que ce que j’ai de hors normes, c’est une forme de détermination, la volonté d’aller toujours au bout d’un objectif et surtout de mettre tout en œuvre pour y arriver. Ensuite, à l’entraînement, c’est vrai, on a laissé s’exprimer des capacités physiques de base intéressantes, mais qui ne me prédisposaient pas véritablement sur du sprint ou du saut en longueur. Cela a été un peu le drame de ma vie : aux Jeux paralympiques, dans ma catégorie de handicap, il n’y avait pas d’autres disciplines que le sprint et le saut. Avant, j’étais demi fondeuse, donc plutôt sur du 800 et du 400 mètres, j’ai dû changer de discipline pour faire les Jeux paralympiques. Alors avec les entraîneurs, on a travaillé, on s’est documenté, on a regardé les prothèses qui existaient, comment bien les utiliser… On a peaufiné la technique de course. On a vraiment créé une cellule pour générer de la performance dans le sport de haut niveau paralympique.
Joséfa Lopez : Vous dites que votre handicap vous a ouvert des portes…
Marie-Amélie Le Fur : Il m’a ouvert les portes d’une vie extraordinaire parce que j’ai fait énormément de rencontres grâce à ma pratique du sport de haut niveau en situation de handicap. Indéniablement, je ne serais pas présidente du Comité paralympique et sportif français autrement. Je pense que je ne serais pas animée d’un combat associatif qui est celui que je mène actuellement. Je ne mesurais pas l’importance des associations dans notre pays. Quel est leur rôle, leur importance dans la construction des individus, la façon dont elles sont présentes au quotidien dans notre vie. C’est finalement toute une vie de militante que j’ai pu embrasser grâce à cette situation de handicap. Et puis, encore une fois, j’ai fait des rencontres qui ont changé ma vie. Des rencontres qui m’appellent à une humilité au quotidien en me rappelant que j’ai peut-être fait des grandes choses dans le sport, mais je n’ai pas encore résolu la difficulté qui est celle de vivre au quotidien avec un handicap en France. Le mien, je m’en rends compte, est facile à vivre à quotidien : il ne change pas ma relation à l’autre – quand je suis en pantalon, il ne se voit pas – et il n’atteint pas mon autonomie. J’ai donc aussi envie de faire en sorte que ce bonheur de vivre au quotidien, même avec une situation de handicap, soit possible pour d’autres personnes qui sont atteintes d’un handicap beaucoup plus sévère. De faire en sorte que ce mieux-vivre ensemble se répercute aussi sur les familles, sur les aidants, pour que tous ensemble nous formions une société inclusive, où on s’accepte les autres avec notre différence, où on apprend à vivre avec. Surtout, où cette inclusion ne se traduit pas uniquement dans la relation à l’autre, mais dans le fonctionnement de notre société dans son ensemble.
Joséfa Lopez : Vous disiez qu’il y a plusieurs sortes de handicaps, visibles ou invisibles. Trouvez-vous qu’il y a une sorte de globalisation du handicap ?
Marie-Amélie Le Fur : Oui, en effet, on en parle de façon très générale. Je pense qu’à certains moments, c’est vrai, on a besoin de globaliser la situation de handicap pour faciliter son acceptation, pour faire en sorte que notre société évolue. Mais il y a des moments plus particuliers, des thèmes plus particuliers qui demandent une segmentation de la situation de handicap. Encore fois, la typologie de handicap dont vous êtes atteint ne va pas s’exprimer de la même façon dans votre quotidien. Et là où faire du sport ne posera pas de problème à certaines personnes en situation de handicap, elles auront du mal dans la question du logement ou dans le domaine de l’emploi. Il faut donc avoir cette entrée thématisée pour faire en sorte que dans tous les champs qui construisent notre vie au quotidien, on n’ait pas de différence selon la forme du handicap et qu’on ait une adaptation qui soit disponible et véritable.
Joséfa Lopez : Quelle discrimination subit-on au quotidien quand on est en situation de handicap? Pas forcément des discriminations voulues, d’ailleurs, mais parce que le quotidien n’est pas forcément fait pour des personnes en situation de handicap ?
Marie-Amélie Le Fur : La pire des discriminations selon moi, pas forcément voulue d’ailleurs, consiste à relier la question du handicap et la perte de capacité et de compétences. En France, on ne voit pas assez que le handicap peut aussi être une école de la vie, à quel point un handicap vous apporte des capacités, des compétences, une relation à l’autre qui est totalement différente, une capacité à affronter les épreuves de la vie absolument extraordinaire. Il faudrait donc changer façon dont on regarde la situation de handicap et qu’on comprenne que ce n’est pas parce qu’une personne, de prime abord, a des compétences qui sont différentes des nôtres qu’elle n’a pas autant de compétences et surtout, qu’elle n’a pas développé des compétences complémentaires qu’on pourrait mettre à profit de la performance collective.
Joséfa Lopez : En 2024, Paris va accueillir les J.O. Or Paris, ce n’est pas vraiment la ville de l’inclusion… Qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer cela ?
Marie-Amélie Le Fur : Effectivement, Paris n’est pas, malheureusement, la ville de l’inclusion, ni de l’accessibilité, et elle ne le deviendra même pas à l’issue des Jeux paralympiques parce que le chantier à mener est trop immense. Mais je suis intimement convaincue que l’accueil des Jeux olympiques et paralympiques en France va permettre d’enclencher un changement des mentalités, de la façon dont on raisonne dans la mise en place de notre offre sportive, et de la façon dont on construit les bâtiments. Ce sont toutes ces évolutions qu’on souhaite obtenir. Notre rôle, à nous, au Comité paralympique, est d’obtenir, derrière ces Jeux paralympiques, un héritage très fort sur la place du sport dans la vie des personnes handicapées. Parce qu’actuellement, malheureusement, on a encore trop peu de personnes en situation de handicap qui pratiquent un sport, on a encore trop de jeunes qui sont dispensés de la pratique sportive sur le temps scolaire, à cause d’une méconnaissance de différents acteurs et des parents de la possibilité de faire faire du sport aux jeunes en situation de handicap. Le corps médical n’est pas encore assez prescripteur de la pratique sportive et les professeurs d’EPS sont parfois démunis, parce qu’ils ne sont pas assez formés ou informés, ou même pas assez confrontés à des jeunes en situation de handicap.
Joséfa Lopez : Imaginons que vous deveniez présidente de la France demain : quelle serait la mesure prioritaire à mettre en place pour favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap ?
Marie-Amélie Le Fur : Alors, je vais rester à ma place, qui est celle du Comité paralympique ! Mais si je pouvais souffler quelques propositions à nos élus, ce serait effectivement de créer des outils très opérants pour remettre le sport dans le cœur de vie des personnes handicapées, et donc de faire en sorte que les prestations de compensation du handicap prennent en compte la question du loisir sportif. Il faut permettre de financer des compensations d’inégalité parce qu’il y a des surcoûts financiers liés à l’accompagnement humain nécessaire, liés aux transports, liés au matériel… Enfin il faut questionner le projet sportif de nos jeunes aussi. Et l’autre grand axe – et je vais m’arrêter à deux pour pas être trop longue –, c’est d’agir sur la formation des professeurs d’EPS, de donner beaucoup plus de temps pour aborder la question du sport pour des enfants à besoin singulier. Que cela fasse vraiment partie du diplôme, c’est-à-dire qu’on ait une épreuve sur la question du sport handicap qui permette de sanctionner la validation du diplôme pour les professeurs d’EPS.
Joséfa Lopez : Quel est le meilleur conseil que vous avez pu entendre pendant toute votre parcours ?
Marie-Amélie Le Fur : Pas forcément un conseil, mais une leçon de vie que j’ai reçue au contact de personnes qui me démontraient qu’elles vivaient comme elles étaient, comme elles avaient envie d’être, et qu’elles en étaient heureuses. Le plus beau conseil : se dire que le but n’est pas de ressembler à l’autre. Le but, c’est de vivre heureux comme nous sommes et comme nous voulons être. Voilà le message que j’ai envie de passer aux jeunes. Parce que si on passe notre temps à essayer de gommer la différence de l’autre, finalement, on gomme ce qui fait la beauté de la vie, ce qui fait la beauté de la relation à l’autre, qui fait la beauté de l’échange. C’est aussi avec la confrontation des points de vue qu’on se nourrit et qu’on grandit. Cultivons nos différences, mais apprenons à mieux vivre avec elles.
Joséfa Lopez : Pour terminer ce podcast, quels sont vos projets, Marie-Amélie Le Fur ? Il y a les Jeux en 2024, bien sûr, mais peut-être aussi des projets avec des associations ?
Marie-Amélie Le Fur : En effet, d’abord les Jeux olympiques et paralympiques de Paris. On veut avoir une très belle équipe de France sur ces Jeux-là, puis maximiser l’héritage qu’on obtiendra de ces Jeux ensuite sur le long terme, pour que le sport fasse vraiment partie du parcours de vie des personnes en situation de handicap. Pour cela, on va devoir agir auprès des pouvoirs publics, auprès du mouvement sportif, auprès du secteur spécialisé sur le champ du handicap, et créer ensemble des beaux projets qui permettront d’engendrer ce changement nécessaire.
Joséfa Lopez : Merci Marie-Amélie Le Fur de m’avoir accordé cet entretien. On se retrouve pour d’autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Lemonde.fr et sur toutes les plateformes d’écoute. A bientôt !
Interview de Grégory Cuilleron, chef cuisinier, pour le podcast « Rebond »
« La vie à pleine main ». Pleine main, au singulier, c’est le titre de l’ouvrage de ce cuisinier qui, bien que doté d’une seule main, est capable d’être au four et au moulin. Gestion de restaurants, conseils, conférences, télévision... il est partout. Le grand public l’a découvert sur M6 dans « Un dîner presque parfait », puis dans « Top Chef », dans « Mon invitation à manger » de Cyril Lignac ou encore sur France 5 dans « La tournée des popotes ». Cuisinier engagé, il a succédé pendant huit ans à Jamel Debbouze comme ambassadeur de l’Agefiph, l’Association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées. Il en a gardé un sens de l’engagement chevillé au corps et intervient toujours en entreprise pour parler de handicap et prôner le mieux vivre ensemble. Grégory Cuilleron se confie dans le podcast « Rebond » du Monde.
Isabelle Hennebelle : Merci d’être avec nous pour ce podcast. Nous sommes ensemble pour découvrir votre histoire, votre parcours et peut-être, je l’espère, pour que vous nous transmettiez quelques conseils. Pour débuter ce podcast, une question que nous posons à tous nos invités : quelle est votre définition du handicap, sachant que chacun peut le vivre différemment ?
Grégory Cuilleron : Si je devais définir le handicap, je dirais que c’est une impossibilité ou une complication face à une situation définie. Le handicap n’est pas global. On n’est pas globalement handicapé, incapable de rien. On est juste dans une situation où, parfois, on a besoin d’un coup de pouce dans un cadre bien précis.
Isabelle Hennebelle : Grégory, vous n’avez qu’une seule main, la droite, puisque vous êtes né sans avant-bras gauche. En langage savant, on parle d’agénésie. Comment avez-vous vécu cette situation quand vous étiez enfant ?
Grégory Cuilleron : Je suis né comme ça, donc je me suis construit ainsi. Avec le recul, je me rends compte que j’ai eu la chance d’avoir un entourage familial et amical qui n’en a pas fait des tas d’histoires. J’ai été élevé normalement, comme tout le monde. J’utilise un peu ce terme par provocation, mais même handicapés, on est normal, heureusement. Et du coup, mise à part l’arrivée au collège où j’ai peut-être eu droit à deux ou trois quolibets, parce que certains enfants essaient de se créer un personnage, de s’imposer, dans ce qui commence à être le monde des adultes, je n’ai pas eu de problèmes particuliers.
Isabelle Hennebelle : Quand vous étiez petit, vous pratiquiez toutes sortes de sports. Le vélo, le judo, le volley, la natation...
Grégory Cuilleron : J’ai tout essayé. Aussi l’escalade, l’escrime, l’équitation… Les chevaux me faisaient un peu peur, je n’ai pas persévéré bien longtemps. Un peu de foot, enfin. Je ne voulais pas que le handicap soit un problème pour moi. Et finalement, je me demande si ça n’a pas été une manière, essayer tous ces sports, de me prouver que j’en étais capable, tout simplement.
Isabelle Hennebelle : Donc, à chaque fois, vous essayiez d’adapter votre handicap à la situation donnée ?
Grégory Cuilleron : Oui, j’ai essayé d’apprendre et parfois oui, en effet, il faut trouver des tours de main qui permettent de s’adapter a minima. Dans le judo, il y a des prises qui sont un peu particulières. Mais pas une fois je ne me suis dit que ce n’était pas possible.
Isabelle Hennebelle : Vous disiez tout à l’heure que c’est au collège que vous avez été confronté pour la première fois à la méchanceté des élèves. Comment avez-vous tenu face à leurs moqueries ?
Grégory Cuilleron : Bon, ce n’était pas du harcèlement scolaire non plus. Mais il y en a certains qui n’étaient pas très cools. Moi, je sortais d’un cocon. Il se trouve qu’en primaire, j’ai eu une classe, du CP jusqu’au CM2, où nous étions quatorze. Les quatorze mêmes, donc forcément, ça crée des liens. Et là, au collège, on débarque un peu dans le grand monde. Alors oui, il y a eu certains quolibets qui ne m’ont pas fait plaisir. Mais je ne suis pas sûr que c’était uniquement du fait de mon handicap, mais peut-être plutôt parce que j’étais trop gentil. Moi, je recherchais l’affection des gens. Je suis assez empathique et c’est ça qui a peut-être ouvert la porte à deux ou trois personnes méchantes.
Isabelle Hennebelle : Qu’est-ce que vous avez mis en place, à l’époque, qui vous sert peut-être encore aujourd’hui pour vous protéger en cas d’agressions extérieures ?
Grégory Cuilleron : Prendre un peu plus de recul, faire preuve d’humour. Mais il y a un truc : c’est que je n’ai pas envie de changer du fait du comportement d’abrutis. Et je ne vais pas me rendre plus dur que je ne suis parce que j’ai rencontré des gens pas super sympas. Donc, j’essaye de faire un pas de côté, de prendre un peu de recul, mais pour autant je ne veux pas changer. Ce serait leur permettre de gagner.
Isabelle Hennebelle : Vous démarrez ainsi votre livre « La vie à pleine main ». Je vous cite : « Je suis devenu handicapé à 27 ans, quand j’ai été à la télévision. Avant que l’on me voie handicapé, je n’avais jamais pensé l’être. » Expliquez-nous ?
Grégory Cuilleron : Je ne suis pas non plus le vilain petit canard qui ne se rend pas compte qu’il est un cygne. Si on commence le livre avec ça - je l’ai co-écrit avec Alexis Jenni -, c’est parce que c’est le premier truc que j’ai dit à Alex, un peu par provocation, et il trouvait que c’était bien de commencer par ça. Mais c’est vrai que je me suis toujours tenu très éloigné du monde du handicap, comme si faire partie intégrante de celui-ci aurait pu faire de moi quelqu’un de plus handicapé, ou de handicapé tout court. Et c’est vrai que suite à mes passages à la télé, déjà en 2007-2008, j’ai reçu beaucoup de témoignages de personnes en situation de handicap et de membres de leur famille, et de beaucoup d’aidants de membres de la famille qui m’ont dit : « Ah, c’est génial ! Grâce à vous, on se rend compte que notre oncle – nos filles, notre fils, notre neveu, j’en passe et des meilleures –, peut faire quelque chose de sa vie. » Et là, ça m’a fait un peu bizarre parce que je me suis dit que s’ils doivent voir un mariole à la télé pour se rendre compte que quelqu’un de leur entourage est capable… C’est dur. Bien loin de moi l’idée de juger. Je sais que quand le handicap vous tombe sur la figure, ce n’est pas évident à gérer. Mais je me suis dit qu’en effet, il y avait un petit boulot pédagogique à opérer.
Isabelle Hennebelle : Votre premier restaurant, vous l’avez ouvert à Sainte-Foy-Lès-Lyon. Il s’appelait « Epicerie & Compagnie », et vous l’avez revendu depuis. C’est vraiment là que vous avez appris le métier dans le dur, si je puis dire. Vous êtes actuellement associé à l’établissement Cinq mains, que vous tenez avec votre frère et un ami et là, vous accompagnez le chef et participez à l’élaboration des menus. Diriger et manager quand on est en situation de handicap, est-ce que c’est une évidence aux yeux des autres ?
Grégory Cuilleron : Non, la preuve, c’est que j’ai passé huit ans à parler de l’emploi des travailleurs en situation de handicap et jamais des patrons handicapés. Il y a une obligation de résultat, et même d’excellence, parce qu’on préjuge de l’incapacité des employés. Il faut montrer qu’on n’est pas là par hasard et qu’on le mérite. Il y a un besoin de prouver de quoi on est capable pour ne pas être mis à la trappe. Et ce n’est pas le but de l’opération !
Isabelle Hennebelle : Concrètement, par exemple, quand vous êtes en cuisine, que vous avez des équipes, cela requiert-il des comportements spécifiques ? Et lesquels de votre part ?
Grégory Cuilleron : En fait, ce qui est un peu compliqué, c’est que parfois, sur certaines opérations, j’ai besoin d’aide. Il y a des choses sur lesquelles je suis moins bon que les autres : une découpe de légumes, l’épluchage, je peux les faire, mais je serai plus lent. Il faut faire preuve de doigté. Il ne faut pas se mettre non plus en situation d’être trop demandeur, voire de faiblesse, car pour moi, demander n’est pas une faiblesse, mais ça peut être perçu comme tel.
Isabelle Hennebelle : Au fil des ans, qu’avez-vous appris sur le handicap et le monde du travail ?
Grégory Cuilleron : Qu’il y a une véritable évolution. En 2011-2012, je me souviens que les premières entreprises où j’allais me disaient : « On a 4,8 % de travailleurs en situation de handicap, 7,2 %, etc. » Et après, ce qu’on m’a dit, c’est : « On a recruté Jean-Paul, Jean-Jacques, Sabine, on est content parce que ça se passe super bien. » On est donc passé du chiffre à la performance et à la relation humaine. Et ça, c’est chouette, il faut le dire. Il y a encore du job, mais il y a de bonnes choses qui ont été faites.
Isabelle Hennebelle : Justement, quand vous dites il y a encore du job, il y a quoi, comme job encore à faire en termes de handicap et de monde du travail aujourd’hui ?
Grégory Cuilleron : Pour moi, il faut remonter un peu en amont et travailler encore plus à l’insertion et à l’inclusion des jeunes handicapés dans le cadre des cursus scolaires, parce qu’on a encore un vrai problème sur la formation des personnes en situation de handicap qui sont moins bien formées. Pas plus tard qu’hier, on me téléphonait en me disant « on aimerait recruter une personne handicapée parce qu’on n’a pas notre quota. Mais le problème, c’est qu’on cherche des ingénieurs. Or des ingénieurs avec la reconnaissance en qualité travailleurs handicapés, ce sont des licornes. » Ce qu’il faut maintenant, c’est pouvoir accompagner les personnes et leur permettre de poursuivre ce cursus malgré le handicap. Ce n’est pas parce qu’on est handicapé qu’on n’est moins capables que les autres dans les études.
Isabelle Hennebelle : Vous, en tant qu’entrepreneur, en tant que patron d’Epicerie & Compagnie, avez-vous eu l’impression que, face à un banquier par exemple, vous étiez désavantagé du fait de votre handicap ?
Grégory Cuilleron : Alors là, je m’abstiendrai de répondre ! Je ne suis pas un bon exemple. Je sortais de la télé et même si je ne pourrais pas dire que les banquiers étaient à ma porte, les choses étaient facilitées pour moi. Du moment où j’étais dans les médias, oui, j’avais une allure d’handicapé, mais je n’étais pas considéré comme tel.
Isabelle Hennebelle : D’où l’importance de la médiatisation de personnes en situation de handicap qui sont à la tête de structures, qui sont dirigeants…
Grégory Cuilleron : Je pense que c’est bien de médiatiser le handicap, mais il ne faut pas tomber dans l’excès inverse. Je suis contre la discrimination positive en règle générale. Bien sûr parfois, avec l’Agefiph, il a fallu être un peu coercitif : si la société ne bouge pas, il faut bien lui mettre un coup de pied dans les fesses ! Je compare souvent ça à la situation des femmes parce que j’ai l’impression que parfois, dans notre société, c’est un handicap d’être une femme ! Il ne faut pas prendre une femme parce que c’est une femme. Il ne faut pas prendre un handicapé parce que c’est un handicapé. Il faut les prendre parce qu’ils sont compétents. En revanche, dans le sens inverse, il ne faut pas ne pas les prendre parce qu’ils sont femmes ou handicapés.
Isabelle Hennebelle : Vous dites notamment, dans votre ouvrage, « le handicap, c’est un atout pour moi. Il y a un effet pervers positif du handicap. » Expliquez-nous ça ?
Grégory Cuilleron : C’est totalement ça : « Tiens, on en a trouvé un qui faisait des trucs. Il se trouve qu’il est handicapé. Ça peut faire une bonne tête de gondole. » Et c’est vrai que parfois – je ne vais jamais en jouer parce que je ne veux pas qu’on me prenne pour ça – , mais je pense que ça a dû rentrer dans certaines décisions pour certaines personnes qui m’ont fait bosser par le passé.
Isabelle Hennebelle : Jusqu’à votre médiatisation à la télévision, vous ne connaissiez pas « le monde du handicap ». Votre engagement est venu au fur et à mesure des demandes des personnes en situation de handicap qui vous regardaient et qui vous ont dit : « C’est vraiment bien ce que tu fais. »
Grégory Cuilleron : Pour tout vous dire, je ne connaissais même pas de personnes handicapées. C’est dingue. Peut-être juste ou deux parce que ma mère faisait partie d’une association, « l’Assedea », de petits jeunes agénésiques comme moi. Et c’est vrai que j’ai eu cette possibilité de pouvoir, à ma petite échelle, faire bouger les lignes avec le handicap, faire évoluer les choses favorablement sur des sujets sociétaux. J’ai trouvé que c’était une bonne chose. Et puis, pour le coup, oui, je me sentais légitime pour parler du handicap.
Isabelle Hennebelle : C’est en 2011 que vous êtes contacté par l’Agefiph. En deux mots pour nos auditeurs, c’est un organisme paritaire français qui est institué par la loi du 10 juillet 1987 pour favoriser l’insertion professionnelle et le maintien dans l’emploi des personnes handicapées dans les entreprises du secteur privé. Alors, vous le dites, vous devenez du jour au lendemain ce que vous appelez dans votre livre « l’ambassadeur officiel des manchots ». L’humour, c’est important quand on parle de handicap ?
Grégory Cuilleron : Il faut dédramatiser le handicap parce qu’il fait peur. C’est ce que j’explique aux gens. Quand on ne connaît pas le handicap, c’est normal d’avoir peur de prime abord. L’humain est fait de telle manière qu’il doit craindre la différence, parce que la différence, ça peut être, quand on est un homme préhistorique, un couguar qui va vous sauter dessus. Une fois passé ce premier réflexe, on est quand même doté d’un cerveau et d’une culture qui ont évolué depuis l’homme des cavernes. Et il faut surpasser cette peur et essayer d’aller de l’avant, de savoir ce qui se passe, les tenants et les aboutissants. Sans être trop intrusif pour autant.
Isabelle Hennebelle : Quel type d’actions avez-vous menées pour cet organisme ? Et qu’est- ce que vous avez appris sur le handicap qui était nouveau dans votre façon de faire ?
Grégory Cuilleron : Alors moi, au départ, on me sortait un peu comme une banderole. J’étais là, je disais « le handicap, c’est bien, ne pas employer les handicapés, c’est mal ». Et puis voilà, au bout d’un moment, on finit quand même par apprendre des choses au contact des entreprises, des entrepreneurs et des travailleurs en situation de handicap. Et du coup, ça, oui, ça me permet de me forger une opinion sur la situation et de participer par ailleurs au débat. J’en profite pour saluer toutes les personnes de l’Agefiph, je pense que je les ai toutes rencontrées parce que j’ai vraiment fait le tour de la France à l’époque. Ce sont des gens qui sont pleins de volonté, d’engagement, qui sont là pour accompagner. On connaît mieux l’Agefiph maintenant, mais quand j’ai commencé, il avait un petit déficit de notoriété auprès des entreprises. Après quelques années à payer des amendes, celles-ci ont vite retrouvé le chemin de l’Agefiph, des « Sameth » (Services d’aide pour le maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés) et des « Cap Emploi ». Et c’est vrai que ce sont des services gratuits à destination des entreprises et qui font un job formidable. Ils permettent en plus à des personnes en situation de handicap, de naissance ou devenues handicapées au cours de leur vie, de retrouver une forme de dignité. Parce que moi, demain, on me dit : « Ecoute, handicapé, on va te donner une pension …» Mais je n’en veux pas ! C’est la dignité que de pouvoir travailler, et travailler normalement, pas être à la machine à café ou à la photocopieuse.
Isabelle Hennebelle : Vous poursuivez votre action aujourd’hui par des conférences en entreprise, notamment sur la thématique du handicap et du mieux vivre ensemble. Est-ce qu’il vous semble que les entreprises aujourd’hui ont mieux compris, qu’elles ont vraiment évolué dans leur prise en compte des salariés en situation de handicap ?
Grégory Cuilleron : Oh oui, je trouve qu’il y a une véritable évolution. Bien sûr, il y a encore du boulot, il y a toujours des freins, sur la performance, par exemple. Ça ne marche pas, soi-disant… Il y a toujours une peur quant à la performance et au fait qu’une personne en situation de handicap dans une équipe ne permette pas à l’équipe d’atteindre ses objectifs. Pourtant souvent, les gens trouvent formidable d’employer des personnes en situation de handicap dans leur équipe. J’ai coutume de dire que les handicapés, les essayer, c’est les adopter.
Isabelle Hennebelle : Que répondez-vous à ces entreprises quand elles vous font part de ces craintes ?
Grégory Cuilleron : Je réponds qu’elles sont infondées et qu’à tout métier son handicap possible. Par exemple, pour un travail dans le tertiaire, derrière un bureau, un emploi de comptable ou je ne sais quoi... Prenons l’exemple d’une personne en fauteuil roulant – ce qui ne représente qu’un faible pourcentage des personnes en situation de handicap – : vous la mettez derrière un bureau. En plus, elle est fournie avec le fauteuil ! Il n’y a aucun frein. Et c’est pour ça qu’il faut laisser la chance aux gens. Et puis, les travailleurs savent aussi ce qu’ils sont capables de faire ou pas. Une fois qu’on a essayé, on peut dire ben non, on fait un pas en arrière. Et on va essayer de trouver un autre job pour cette personne. Mais tant qu’on n’a pas essayé, on ne peut pas savoir.
Isabelle Hennebelle : Vous parlez des entreprises qui paient des amendes plutôt que d’embaucher 6 % de leurs effectifs parmi des personnes en situation de handicap, et vous dîtes que c’est excessivement vexant.
Grégory Cuilleron : Ah ben oui ! Je ne connais pas beaucoup de patrons qui paieraient pour laisser leurs employés à la maison. Car ça revient un peu à ça, même si la personne n’est pas encore employée... Oui, je trouve ça très compliqué. Il y en a très, très peu désormais. Fort heureusement, et j’espère que ça va aller de mieux en mieux.
Isabelle Hennebelle : Vous avez ce rêve que le handicap ne soit plus une assignation ni une identité. Alors comment faire, concrètement, pour faire évoluer cette situation ?
Grégory Cuilleron : Il faudra du temps. Ça passe par plein de détails. Je parlais tout à l’heure de l’école. Par exemple, il faut faire en sorte qu’un maximum d’enfants en situation de handicap, s’ils nécessitent d’être dans des établissements particuliers, puissent avoir un contact régulier et des activités communes avec des jeunes enfants valides. Pourquoi ? Parce que je pars du principe que si on est allé avec un petit handicapé à l’école quand on était enfant, alors plus tard, quand on est dans le monde professionnel ou juste dans la société, on ne portera pas le même regard. Je suis persuadé que mes copains d’école ne voient pas le handicap de la même manière que d’autres personnes qui n’auraient pas été à la rencontre de celui-ci. Ça passe par des petits détails. Moi, par exemple, c’est bête, mais dans les films, dans les séries, tout ce qu’on peut voir sur Internet ou à la télévision, je ne comprends pas que lorsqu’il y a une personne handicapée, ce qui est déjà relativement rare, il faut toujours expliquer son handicap, être précis, donner une justification. Sinon, en arrière-plan, on ne voit jamais une personne passer en fauteuil roulant, ou une personne avec sa canne blanche. Pas sans que le handicap soit justifié à chaque fois. Je pense qu’à force d’imprégner ce genre d’images dans la tête des gens, ils verront le handicap comme quelque chose de normal.
Isabelle Hennebelle : Il est souvent difficile de parler de handicap et de le montrer. Et il y a des mots que vous n’aimez d’ailleurs pas entendre. Vous préférez le mot inclusion au mot intégration, c’est bien ça ?
Grégory Cuilleron : Ce n’est pas que je le préfère, mais je trouve qu’il est plus logique. Au départ, je détestais le mot inclusion parce que tout le monde l’avait dans la bouche – il y a des mots à la mode, comme ça – et je ne comprenais pas vraiment son essence. Et puis j’ai un peu réfléchi à la différence entre intégration et inclusion. En fait, j’aime bien la métaphore de l’horloge : si vous avez une horloge, qu’on vous passe une pièce en vous demandant de la faire entrer dans le mécanisme préexistant, vous faîtes de l’intégration. L’inclusion, elle, vous donne toutes les pièces. Il faut construire une horloge avec celles-ci. Et forcément, on imagine bien que quand on a une politique d’inclusion, tout le monde trouve véritablement sa place, alors que quand on est dans une politique d’intégration, les pièces intégrées ne sont pas forcément utiles. Après, quand il y a des choses préexistantes, il est normal de faire de l’intégration. Mais maintenant, il faut penser à un monde inclusif, c’est-à-dire que quand on construit une société nouvelle, il faut tenir compte de toutes ses composantes.
Isabelle Hennebelle : Est-ce qu’il y a d’autres mots qui vous semblent aujourd’hui à éviter ? A ne pas dire quand on parle du handicap, que vous entendez dans les médias tous les jours, dans les informations ?
Grégory Cuilleron : Au contraire, ce qui me gonfle un peu, ce sont les précautions oratoires. « En situation de handicap », c’est une expression que je ne pouvais pas supporter, jusqu’à ce que je comprenne qu’on était handicapé dans une situation bien précise. Mais bon, en soi, on peut être vexé d’être appelé handicapé. Je suis en train d’y réfléchir…
Isabelle Hennebelle : Je vous cite encore : « Le plus important pour le handicapé, c’est l’accès aux lieux publics, à l’éducation, au logement, au sport et à la culture. C’est important de ne pas faire des enclos pour handicapés, mais de les faire vivre avec tout le monde. Parmi tout le monde. » Est-ce que vous, Grégory Cuilleron, vous avez le sentiment que la société en France aujourd’hui est assez inclusive ?
Grégory Cuilleron : Le problème, c’est que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les gens trouvent ça formidable, l’inclusion, mais encore une fois un peu ailleurs… Alors il y a encore du boulot, même s’il y a une évolution. Les gens peuvent être misogynes, racistes, ils le reconnaîtront. Mais dire « je n’aime pas les handicapés », c’est impossible. Or parfois, ça faciliterait presque les choses, au moins, on saurait à quoi s’en tenir. La bien-pensance parfois peut servir de « panneau » face à une incompréhension.
Isabelle Hennebelle : Vous avez été ambassadeur de l’Agefiph pendant huit années. Quels sont aujourd’hui vos nouveaux projets en termes d’engagement ?
Grégory Cuilleron : J’en ai plusieurs, dont des ateliers protégés, des ESAT [établissements et services d’aide par le travail] autour de la gastronomie : j’aimerais bien mettre en place une production de condiments bio avec des légumes moches qui seraient fabriqués dans ces cadres-là, des compléments d’alimentation, des sauces, des choses comme ça. Et puis, avec un ami qui a passé, il n’y a pas longtemps, son CAP d’agriculture, on réfléchit aussi à mettre en place une ferme pédagogique dans les environs de Lyon, qui nous permettrait d’engager aussi des travailleurs en situation de handicap.
Isabelle Hennebelle : Et vous avez fait une incursion dans le monde politique ?
Grégory Cuilleron : Oui, on peut dire ça… Je me suis présenté sur une liste aux élections municipales, à Lyon. Je suis conseiller dans le 5e arrondissement. Je trouvais sympa de participer à la vie de la cité… Mais je pensais qu’on pouvait davantage faire bouger les choses et je suis un peu déçu.
Isabelle Hennebelle : Donc l’engagement politique, ce n’est pas votre truc ?
Grégory Cuilleron : J’ai été élu, donc je remplis mes fonctions, mais je me rends compte qu’on est plus libre à l’extérieur qu’à l’intérieur pour faire des choses.
Isabelle Hennebelle : Imaginons quand même que vous entriez au gouvernement. Quelle serait la première mesure que vous auriez envie de prendre ?
Grégory Cuilleron : Vous allez me dire c’est de la discrimination positive, mais peut être faire rentrer un peu de personnes handicapées dans les conseils d’administration des grandes entreprises.
Isabelle Hennebelle : Le meilleur conseil que vous avez pu recevoir au cours de votre carrière ?
Grégory Cuilleron : Je dirais… « Ne les écoute pas ! » Je pense qu’il faut savoir faire ses choix et moi, je consulte énormément les gens. Quand j’ai un choix à faire, j’en parle à tout le monde, mais finalement, je reste sur la décision que j’ai prise au départ. Donc pour tout, et même pour le handicap, je pense qu’il faut savoir se fermer les esgourdes, comme on dit à Lyon. Les esgourdes sont les oreilles et il faut être ouvert à la discussion, ne pas être dogmatique, mais je crois qu’il faut savoir tracer sa route.
Isabelle Hennebelle : Si vous aviez devant vous un jeune en situation de handicap qui démarre dans sa vie professionnelle, qu’est-ce que vous auriez envie de lui recommander ?
Grégory Cuilleron : Eh bien, de ne pas écouter, déjà ! Et je pense qu’il faut toujours se donner la chance d’essayer, mais aussi avoir du recul. Et si on n’y arrive pas, et qu’on est sûr, vraiment, de ne pas pouvoir y arriver, alors trouver une autre voie. Ce n’est pas dramatique d’être empêché dans certaines situations. Moi, par exemple, je n’aurais jamais pu devenir neurochirurgien… Alors quand on a une passion, il faut essayer de se donner les moyens de l’atteindre, mais je pense qu’il faut aussi faire preuve de réalisme, sinon, on vire vite aigri et déçu de la vie. Il y a tout un panel d’opportunités qui s’offrent à nous. S’il y en a une qu’on ne peut pas saisir, ce n’est pas grave, il y en a plein d’autres.
Isabelle Hennebelle : Vous parlez de médecine. Justement, je crois que vous rêviez, quand vous étiez jeune, d’être médecin militaire ?
Grégory Cuilleron : Tout à fait. Et ça, c’est ma première petite frustration. J’ai enchaîné sur le droit, ce n’est pas dramatique... Il y avait plusieurs choses qui me tentaient bien, et d’abord médecin dans l’armée, mais je n’ai pas eu le droit de passer le concours parce que j’ai été recalé à la visite médicale. J’étais plutôt discret à l’époque, mais je m’étais quand même un peu énervé. Je leur avais dit qu’il était plus aisé pour eux de créer du handicap que d’intégrer le handicap. Je pensais à mon grand-père qui avait fait la guerre de 39-45, qui était démineur et qui avait été blessé. Je leur ai dit : « Mon grand-père, vous en avez fait un handicapé, mais quand il s’agit de récupérer d’autres membres de la famille, ce n’est pas la même limonade ! »
Isabelle Hennebelle : Merci Grégory Cuilleron pour votre témoignage. Pour prolonger le plaisir de mieux vous connaître, je conseille de lire La Vie à pleine main que l’on a évoqué, paru chez Albin Michel et que vous avez coécrit avec Alexis Jenni. Vous pouvez aussi, auditeurs, vous plonger dans le savoureux ouvrage La cuisine en partage, auquel Grégory vous contribuez aux côtés de Sonia Ezgulian, publié chez Flammarion à l’occasion des 40 ans de Handicap International, organisation que vous connaissez bien, je crois ?
Grégory Cuilleron : Tout à fait. Ça fait un an que je suis administrateur de Handicap International France et j’en profite pour dire que parmi les recettes qui sont dans cet ouvrage, il y en a quelques-unes que j’ai fournies, et Sonia qui en a fait quelques-unes, mais surtout, ça a été un travail d’adaptation de recettes fournies par des personnes qui bénéficient de l’action de Handicap international partout dans le monde, qui sont donc des personnes en situation de handicap.
Isabelle Hennebelle : Merci Grégory Cuilleron pour votre témoignage. Merci à vous, auditeurs, de nous avoir écoutés. Retrouvez d’autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Le Monde.fr et les plateformes d’écoute. A bientôt !
Interview de Sophie Cluzel, Secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées de France, pour le podcast "Rebond" :
Cet entretien a été réalisé avant la réélection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République.
Diplômée d’école de commerce, elle menait sa carrière tambour battant, passant du pilotage d’un chantier naval aux Etats-Unis au développement d’une enseigne de linge de maison dans l’Hexagone. Puis, du jour au lendemain, la femme d’affaires, déjà maman de trois jeunes enfants, stoppe net sa carrière à la naissance de sa petite Julia, porteuse de trisomie. Pendant trois ans, Sophie Cluzel, actuellement ministre du gouvernement Macron, se consacre alors exclusivement à l’éducation de la benjamine. Très vite, son engagement s’étend au-delà du cadre familial. Elle fonde des associations dédiées au handicap et va jusqu’à organiser le premier Grenelle de l’intégration des jeunes handicapés dans la société. En 2017, elle devient secrétaire d’Etat auprès du premier ministre chargée des personnes handicapées. Cinq ans d’engagement politique et une Légion d’honneur plus tard, elle publie La force des différents -Changer de regard sur le handicap, chez Jean-Claude Lattès, où elle s’entretient avec une dizaine de personnalités concernées par le handicap. Sophie Cluzel se confie dans le podcast « Rebond » - un podcast du Monde, en partenariat avec l’Agefiph - au micro de la journaliste Isabelle Hennebelle
Isabelle Hennebelle : Bonjour Sophie Cluzel. Merci d’être avec nous pour ce podcast. Nous sommes ensemble pour découvrir votre histoire, votre parcours et peut-être, je l’espère, pour que vous nous transmettiez quelques conseils. Pour débuter ce podcast, une question que nous posons à tous nos invités : quelle est votre définition du handicap, sachant que chacun peut le vivre différemment ?
Sophie Cluzel : Vous avez raison, surtout qu’il s’agit en France de 12 millions de personnes en situation de handicap et de leurs 8 millions d’aidants. Donc de situations extrêmement variées. Je pense que cette notion de situation de handicap montre bien que si notre environnement était totalement accessible – tout l’environnement, l’apprentissage, l’insertion professionnelle, etc. –, on aurait beaucoup moins de personnes handicapées. Parce qu’on les aurait mises en situation optimale de pouvoir exercer leur pleine compétence. Donc, oui, c’est une différence, une singularité, comme le dit si bien le philosophe Alexandre Jollien. Et je pense que c’est une richesse de notre société. C’est pourquoi je me bats pour les faire reconnaître, leur donner la parole et montrer que tout le monde peut être différent, que tout le monde a à apporter sa pierre à l’édifice.
Isabelle Hennebelle : Le 27 décembre 1995. C’est par cette date précise que vous démarrez votre livre. Voulez-vous nous raconter cette journée, qui est évidemment restée gravée dans votre mémoire ?
Sophie Cluzel : Oui, ça fait 26 ans maintenant… C’est une journée comme l’ont vécu beaucoup de mamans. D’abord, la naissance de ma quatrième enfant, avec la chance d’avoir encore une fille (j’ai garçon, fille, garçon, fille). Cette petite fille nous arrive et un toubib est très mal à l’aise parce qu’il détecte une trisomie 21. Moi, je n’ai rien vu à l’accouchement. Ce médecin, qui est très embarrassé, me l’annonce de but en blanc, comme ça, sans m’expliquer tous les pourquoi et les comment. A l’époque, je n’avais pas beaucoup de représentations de la trisomie, si ce n’est de grands préjugés sur des personnes qui sont très différentes de nous, avec une grosse déficience intellectuelle et une difficulté à pouvoir vivre la vie de tout un chacun. Alors d’abord, c’est l’effondrement. Mais très vite, parce que je pense que c’est ma nature et parce que j’ai eu la chance d’avoir un environnement familial extraordinaire, parce que j’ai été très soutenue, eh bien, on est reparti. On est reparti à l’attaque, avec mon mari, avec mes autres enfants. Voilà, Julia était là, certes différente par son chromosome en plus, mais la vie continuait avec, avant tout, un bébé qui vous sourit. Tout simplement, la relation mère-enfant s’est établie tout de suite. Bien sûr, ce n’est pas toujours le cas, et c’est pourquoi il faut absolument s’appuyer sur l’associatif.
Isabelle Hennebelle : Dans votre ouvrage, vous expliquez que les premiers jours après la naissance de Julia, votre mari et vous n’avez pas réagi de la même façon à la nouvelle concernant Julia ?
Sophie Cluzel : Oui, ça a duré huit jours, mais je pense que c’est ça le lien, quoi qu’on en dise, créé par la grossesse et l’accouchement. Quand on vous le met dans les bras, c’est votre bébé avant tout. Mon mari a été un peu plus sonné, mais il a super bien réagi. Et maintenant, je pense que Julia et lui ont une telle connivence, un tel amour…
Isabelle Hennebelle : Comment vos trois aînés vont-ils vivre la relation avec leur petite sœur ? Clara Dupont-Monod raconte très bien dans S’adapter, édité chez Stock, que chaque membre de sa fratrie a vécu le handicap du jeune frère de façon singulière. Est-ce que cela a aussi été le cas chez vous ?
Sophie Cluzel : D’abord, je recommande à tout le monde ce livre qui est d’une telle finesse et d’un tel regard sur le handicap. Il est très important de protéger, d’écouter et d’accompagner la fratrie. Je dirais que mes enfants, Thomas, Camille et Pierre, ont été les phares de Julia, avec tout simplement la force d’une fratrie très soudée. Ils l’ont toujours considérée comme leur petite sœur avant tout et pas comme une petite fille trisomique. Ils ont donc fait preuve de la même énergie et l’aîné a été assez protecteur. Mais surtout, il y a eu une entente extraordinaire. Ils sont tous un peu dispersés aujourd’hui : un au Mexique, l’autre en Suisse, etc. Mais ils communiquent tous les jours grâce à nos groupes WhatsApp, et je pense qu’ils sont d’abord très fiers de leur petite sœur pour la jeune femme qu’elle est devenue.
Ils ont toujours été très “soutenants” et on a la chance, dans notre famille, d’avoir beaucoup d’humour. Cela aussi, ça aide beaucoup. Ça aide à relativiser certaines choses et cela aide pour rebondir quand il y a des grosses difficultés, parce que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Mais Julia nous stupéfait tous les jours, elle est un vrai ferment de notre cohésion familiale. Il faut quand même rappeler que le handicap, parfois, explose les couples, explose des fratries, explose des familles. Nous avons eu la chance, au contraire, qu’elle nous soude.
Isabelle Hennebelle : Je vais vous lire une phrase que vous allez reconnaître et vous réagirez ensuite : « Sophie Cluzel, votre petite fille est peut-être trisomique, mais c’est la vôtre, et vous devez l’éduquer pour que les gens disent : "Tiens, c’est une petite Cluzel" et pas "tiens, c’est une petite trisomique". » Dans quelle mesure cette phrase, prononcée par un médecin de la Fondation Jérôme Lejeune, a-t-elle influencé l’éducation que vous avez donnée à Julia ?
Sophie Cluzel : Eh bien, je l’ai éduquée comme une petite Cluzel ! J’ai toujours veillé à ce qu’elle soit éduquée comme mes autres enfants et j’ai aussi toujours veillé à répartir mon attention de façon équitable entre eux. C’est ce qui a été le plus difficile, mais c’est ce que je conseille à tous les parents. C’est très important parce que sinon, on peut vraiment abîmer certaines relations avec les frères et sœurs. Vis-à-vis de Julia, mon mari et moi avons eu la même exigence que vis-à-vis de nos autres enfants, et c’est pour cela que je pense que, en effet, elle est très Cluzel !
Isabelle Hennebelle : Julia a bien grandi, elle mène tambour battant, elle aussi, sa vie de jeune adulte. Est-ce que vous pouvez nous dire où elle en est aujourd’hui ?
Sophie Cluzel : Julia, d’abord, est toujours allée à l’école ordinaire, à côté de mon quartier, là où ses frères et sœurs étaient scolarisés, à l’école publique maternelle et élémentaire. Au collège, elle s’est un peu éloignée parce qu’elle a intégré une ULIS, une Unité localisée pour l’inclusion scolaire. Puis elle est allée en lycée pro à Saint-Vincent-de-Paul, où se fait un travail remarquable de passerelles, de stages, etc. Elle a démarré beaucoup de stages en milieu professionnel qui l’ont conduite, maintenant, à un CDI au Café Joyeux, un café qui se développe partout en France, qui est dirigé par un chef d’entreprise humaniste, Yann Bucaille-Lanrezac. Il a décidé d’embaucher des compétences en devenir avec de jeunes autistes, ou trisomiques, qui sont équipiers, serveurs... Julia a un contrat de 25 heures. Et puis, deuxième étape, elle a quitté le nid familial. Elle vit en colocation, en habitat inclusif, avec cinq autres jeunes qui sont déficients intellectuels, trisomiques, autistes, avec un service d’accompagnement. Son parcours est vraiment emblématique de la politique que je porte en termes de pouvoir d’agir, de choix de vie, des personnes handicapées. Elle a un job. Elle a un toit. Et elle a choisi sa vie surtout. Julia est une jeune femme très épanouie qui nous redit tous les jours que toutes ces personnes sont totalement capables de vivre au milieu de nous si on leur donne l’opportunité d’être bien accompagnées.
Isabelle Hennebelle : Je crois même qu’il est parfois difficile pour elle de vous faire une place dans son agenda ?
Sophie Cluzel : Ah oui, il faut presque prendre un rendez-vous pour lui parler ! Elle me dit : « Tu es peut-être ministre, mais moi aussi je suis très occupée. Donc pas ce week end, mais le week end d’après... » Pour moi, c’est la plus belle réussite, même si c’est un peu frustrant. Parfois, on n’a pas de nouvelles pendant deux jours, trois jours, on se fait du souci pour elle : elle est juste très occupée. Cette autonomie, c’est ce que recherchent tous les parents. Mais encore une fois, elle est autonome parce qu’elle est bien accompagnée. Il ne faut pas nier les besoins d’accompagnement : dans son cas, pour la gestion de son budget, l’équilibre des courses, l’animation de sa vie sociale les week-ends… Dans d’autres types de handicaps, les besoins seront différents.
Isabelle Hennebelle : Vous avez travaillé pendant plus d’une décennie dans le monde de l’entreprise, puis vous démissionnez pour vous consacrer à l’éducation de Julia. Mener de front carrière professionnelle et éducation d’une enfant trisomique était donc impossible ?
Sophie Cluzel : Au démarrage, une intervention précoce dans la stimulation et l’éducation est capitale. On vous dit que l’orthophonie peut attendre les 2 ans de l’enfant : non ! Il faut en faire tout de suite. Pas de l’orthophonie classique mais de la stimulation bucco-faciale, par exemple. Il faut mettre le paquet dès la naissance pour se donner toutes les chances de rattraper le retard. En l’occurrence, dans le cas de Julia, il s’agit d’un retard psychomoteur de développement puisque la trisomie affecte tout. Alors, ça vaut bien le coup de s’arrêter. Bien sûr, j’ai pu le faire parce que mon mari pouvait assumer les enjeux de financement de quatre enfants. Tout le monde n’a pas ce choix de vie.
Julia a été à la crèche tout de suite. Je garde un souvenir ému avec Isabelle Debré, qui était à ce moment-là maire-adjointe à la mairie de Vanves, qui tout de suite m’a ouvert les portes de la crèche. C’est dans ce genre de moments que vous, parents, vous vous dites : « Il y a du possible. » Il y a du possible au milieu des autres. Et si ça démarre par la crèche, ça vous renforce dans votre capacité de vous battre pour aller pousser toutes les portes les unes après les autres. C’est vraiment ce que ce que j’ai voulu faire, moi, dans mon accompagnement des parents : leur donner toutes ces possibilités. C’est pour cela qu’on a mis en place le bonus crèche inclusive. C’est dans la coopération avec les professionnels du médico-social qu’on arrivera à faire tomber les murs des préjugés, des méconnaissances et donc des appréhensions.
Isabelle Hennebelle : L’arrivée de Julia a fait naître chez vous un engagement total qui a très vite dépassé votre seul contexte familial. Vous vous êtes lancée dans le milieu associatif. C’était important de changer l’échelle de votre engagement ?
Sophie Cluzel : Oui, parce que je pense qu’ensemble, on est plus fort. Et ça, le milieu associatif vous le renvoie très, très vite, et c’est sa richesse. Encore une fois, une rencontre, ici avec Elisabeth de Visme, qui a une petite Françoise qui a quatre ans de plus que Julia… Fortes de notre volonté de recréer de l’accompagnement à l’école, nous avons créé la première association, Grandir à l’école, où les parents étaient eux-mêmes employeurs des auxiliaires de vie scolaire. Puis je me suis mise en collectif avec tous les types de handicap parce que face aux pouvoirs publics, vous êtes plus fort quand vous parlez d’une seule voix. Je me souviens du bon conseil d’un député, Jean-François Chossy, avec qui j’ai beaucoup travaillé sur la loi de 2005. « Arrêtez de créer une association à chaque naissance. Comment voulez-vous que nous, après, législateurs, on puisse vous accompagner ? Rassemblez-vous, fédérez ! » C’est devenu ma vision de mon combat : fédérer les énergies pour parler d’une seule voix.
Isabelle Hennebelle : Vous avez fédéré douze associations nationales en 2000, vous avez fondé un collectif autour de la scolarisation des enfants handicapés, puis vous avez eu plusieurs casquettes d’associations, de fédérations nationales. Est-ce que vous voulez y revenir ?
Sophie Cluzel : Oui, c’est toujours la Fnaseph, la Fédération nationale des associations pour la scolarisation. J’ai grandi dans mon optique de servir tous les types de handicap dans ce mouvement vers l’école et dans cette scolarisation de qualité que nous devons à tous les enfants de la République. C’est comme cela qu’on peut parler de toutes les situations de handicap, parce que le monde du handicap est très morcelé. Vous avez des associations qui se revendiquent d’être uniques par rapport aux besoins spécifiques. Je pense que c’est indéniable et que c’est très bien. Mais, par exemple sur des thématiques de scolarisation, d’insertion professionnelle, il faut pouvoir servir l’ensemble de situations et c’est pourquoi j’ai toujours travaillé en fédération, et en fédérant les énergies.
Isabelle Hennebelle : En 2012, vous organisez le premier Grenelle de l’intégration des jeunes handicapés dans la société et là, on a carrément 50 associations qui vont faire des propositions aux candidats, c’est bien ça ?
Sophie Cluzel : Exactement. Il s’agit toujours de se rassembler et de porter haut et fort ce droit des personnes handicapées à être des enfants de la République, des citoyens comme les autres, avec des droits et des devoirs, mais surtout avec cette notion d’intégration à l’époque. Maintenant, on parle beaucoup d’inclusion, mais moi, je parle plus de participation, c’est-à-dire de scolarisation, d’insertion professionnelle dans un environnement inclusif. Et c’est comme ça qu’en effet, ce Grenelle à Dauphine a pu fédérer l’ensemble des associations et porter des projets. Et ainsi, à chaque élection présidentielle, nous portions nos programmes possibles sur la pleine participation des personnes handicapées.
Isabelle Hennebelle : En tant que militante associative, vous avez contribué à l’élaboration de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. A vos yeux, cette loi a-t-elle porté autant de fruits qu’escompté ?
Sophie Cluzel : C’est une très belle loi, une très grande loi, qui a vu la personne handicapée dans sa globalité. Il y a des mots forts : citoyenneté, participation, égalité des chances. Elle a engendré beaucoup d’espoir, c’est vrai. Je pense qu’en termes de réalisation et d’exécution, c’est une loi qui a vu le plus de décrets sortir très rapidement. Il y avait donc une vraie volonté d’aboutir. Pour autant, dans certains domaines, je pense qu’on est encore en retard par rapport aux objectifs, notamment sur l’accessibilité. En revanche, sur la scolarisation, il y a eu un très grand coup d’accélérateur en 2017 en créant le grand service public de l’école inclusive. Cela a été une façon d’ouvrir encore plus largement les portes de l’école, de mailler le territoire avec tous les dispositifs et de prendre en compte les parcours de scolarisation. Bien sûr, j’entends toujours que oui, il nous manque encore des accompagnants. Oui, des enfants sont encore laissés à la porte. Mais regardons la révolution qu’on a faite : 20 % de plus d’enfants, 35 % de plus d’accompagnement, 125 000 personnes qui sont toutes en contrat éducation nationale. Cette coopération, qui date d’un décret de 2009 entre le monde médico-social et le monde de l’éducation, est en train de se mettre en application. Moi, ce que je veux, c’est que tous les enfants de la République aient accès à l’école de la République avec une gradation d’accompagnement selon les besoins, selon les adaptations nécessaires...
Isabelle Hennebelle : En mai 2017, vous êtes nommée, dans le cadre du gouvernement Macron, secrétaire d’Etat auprès du premier ministre chargé des personnes handicapées. Finalement, l’engagement associatif, ce n’était donc pas une clé assez efficace pour faire vraiment bouger les lignes ?
Sophie Cluzel : C’est-à-dire que lorsqu’on vous propose de servir la France et de rentrer dans un gouvernement, vous vous dites : « Là, j’ai la chance de pouvoir mettre en application ce que je prône depuis vingt ans. » Ça ne se refuse pas. On y va haut et fort, même si ça bouleverse votre vie quotidienne de façon très importante. Et au bout de cinq ans, je suis fière de ce qu’on a pu faire. On a changé la donne sur beaucoup de choses, même s’il faut aller toujours plus vite, bien sûr.
Isabelle Hennebelle : Dans quelle mesure votre propre expérience de parent d’enfant trisomique a-t-elle influencé vos dossiers ou vos décisions ?
Sophie Cluzel : La première des choses que j’ai voulu faire, c’était de voir quelles étaient les attentes de l’ensemble des associations. Et d’abord, le droit de vote des majeurs protégés sous tutelle. C’est emblématique de ce mot qui est dans la loi de 2005 : citoyenneté. Trente ans que les associations attendaient cela. Ça a été un combat avec le Conseil d’Etat, avec l’ensemble des forces vives, mais ça y est. C’était un engagement du président Macron, ça a été redit devant le Congrès de Versailles, et nous l’avons fait. Je pense que symboliquement, on est un des derniers pays d’Europe à avoir, au prétexte du handicap, privé de la plus grande preuve de citoyenneté, qui est le droit de vote, des personnes majeures protégées sous tutelle.
Isabelle Hennebelle : La loi de 1987 impose un quota de 6 % de personnes handicapées dans l’entreprise. Trente-cinq ans plus tard, nous n’en sommes toujours qu’à 3,9 % de personnes en situation de handicap recrutées dans le privé. Pourquoi ?
Sophie Cluzel : Alors ça, c’est l’obligation d’emploi, comme vous le dites. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. D’abord parce que les personnes ne se déclarent pas forcément handicapées, parce qu’elles appréhendent le fait de ne pas être traitées à égalité. D’où l’enjeu de pouvoir montrer que oui, vous pouvez parler de votre cap et oui, vous aurez une carrière potentielle comme tout un chacun. Il faut libérer la parole. 80 % des handicaps sont invisibles. Beaucoup de jeunes en situation de handicap qui ont des troubles de fonctions cognitives, qui ont des troubles sensoriels, des handicaps invisibles, ne se déclarent pas à l’embauche. Dans ce cas, comment atteindre un quota ? Il faut sécuriser ces parcours, montrer que si vous parlez de votre handicap, on mettra en place les adaptations nécessaires et vous ne serez plus en compensation permanente, avec des risques de burn out important, dans le cas de handicap psychique notamment. Il y a une notion de confiance entre l’employeur et le futur salarié ou le collaborateur présent. Ensuite, on doit se demander comment faire monter l’employabilité des personnes handicapées. Parce que même si le taux de chômage des personnes en situation de handicap a baissé de 5 points en cinq ans, l’enjeu majeur est la qualification pour rentrer dans le marché de l’emploi. Or, comment faire monter en qualification les personnes handicapées ? Ensuite, comment accompagner les employeurs, notamment sur le handicap un peu complexe comme les troubles des fonctions cognitives, la déficience intellectuelle, le handicap psychique, les troubles invisibles complexes ? Pendant cinq ans, l’enjeu était là : passer de l’obligation à l’envie puisque l’obligation ne marchait pas si bien que ça. Je me suis vraiment battue pour ça : sur l’engagement des entreprises, l’accompagnement des employeurs. Et ça commence à porter ses fruits.
Isabelle Hennebelle : Pouvez-vous nous parler des “Duoday”, dont la prochaine édition aura lieu le 22 novembre 2022 ?
Sophie Cluzel : C’est une journée qui prend place au milieu de la Semaine européenne de l’emploi des personnes handicapées. On crée des duos pour une journée au sein d’une entreprise, employeur privé ou public, avec une personne handicapée. On en a formé 33 000 en novembre 2021, et 17 % d’entre eux ont débouché sur une insertion professionnelle. C’est donc l’occasion d’une rencontre possible. C’est pousser la porte de l’entreprise, c’est se connaître. C’est faire lever l’autocensure des personnes handicapées à aller vers des métiers. Pendant longtemps, on leur a dit « ce n’est pas possible pour vous ». A l’école, il y a les fameux accompagnants d’élèves, les AESH. Dans l’entreprise, avec du job coaching, on va jusqu’au bout de notre démarche d’accompagnement. Le salarié a un job coach comme les AESH, qui est là, dans l’entreprise, de façon durable, avec une intensité d’accompagnement selon les besoins. C’est gratuit pour les entreprises. Ce job coach est spécialiste du trouble, le manager reste spécialiste de son management. Et ça fonctionne. Et puis, quoi de mieux que de faire savoir où on en est dans sa politique RH inclusive ? Quand vous frappez à la porte de l’entreprise, vous devez savoir comment vous positionner en tant que personne handicapée. Pour cela, on a créé le baromètre Emploi et handicap. Tous ces éléments font que l’emploi des personnes en situation de handicap augmente. On n’atteint pas encore le quota de 6 %, mais on est un des pays d’Europe avec le meilleur taux d’emploi des personnes handicapées.
Isabelle Hennebelle : C’est déjà une victoire. Pendant le quinquennat qui se termine, quelles sont les autres grandes avancées à vos yeux en matière de handicap et de monde du travail ?
Sophie Cluzel : Pour les personnes elles-mêmes, d’abord, le droit à vie : plus besoin de retrouver votre handicap tous les trois ans quand il est avéré, avec un impact important sur votre vie. Vous êtes aveugle, c’est pour la vie. Vous êtes trisomique, vous êtes trisomique toute votre vie. Vous êtes doublement amputé, vous avez une myopathie évolutive, pareil… Il en allait de la dignité pour les personnes, cela facilite le parcours et cela évite ce que j’appellerais l’indignité permanente de devoir prouver son handicap pour être à l’école, pour être en emploi, etc. Mais il faut qu’on aille plus vite et plus fort parce que ce sont les départements qui délivrent ces droits, et nous avons encore un problème d’équité territoriale. C’est un vrai combat de tous les jours : aller voir l’exécution de sa politique au plus près des territoires.
Isabelle Hennebelle : Malgré tout, le handicap reste la première cause de saisine du Défenseur des droits. Et l’emploi est le premier domaine dans lequel s’exercent ces discriminations. Comment expliquez-vous cela ?
Sophie Cluzel : Par les préjugés, beaucoup, beaucoup de préjugés, et une représentation du handicap qui est très fausse. Quand vous interrogez les gens, ils vous disent majoritairement que le handicap, c’est un fauteuil roulant et une canne blanche. Il y a une très mauvaise compréhension du handicap invisible notamment, et de toutes les situations de handicap possibles.
Isabelle Hennebelle : La Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations unies de 2006, qui a été ratifiée par la France et qui est entrée en vigueur dans le droit national en 2010, a conclu lors d’un examen en août 2021 – j’arrête les dates ! – que la France est encore trop centrée, je cite sur « un modèle médical et pas assez sur les droits ». Je crois savoir que vous n’êtes pas du tout d’accord avec cette analyse…
Sophie Cluzel : En effet, je ne pense pas que cette analyse soit juste alors que l’on a fait du droit des personnes handicapées une priorité et qu’elles sont sorties du seul domaine de la santé. Si je suis rattachée auprès du Premier ministre, c’est bien pour faire passer les personnes handicapées d’objet de soin à sujet de droit. Je rappelle qu’on a fait six comités interministériels du handicap pendant ce quinquennat, sous l’égide du premier ministre et de l’ensemble du gouvernement. Chacun a sa feuille de route. Il y a eu un fonctionnaire nommé à l’inclusion dans chaque ministère, responsable d’améliorer la participation des personnes handicapées dans la culture, le sport, l’école... On a organisé une conférence nationale du handicap le 11 février 2020, sous l’égide du président de la République à l’Elysée. Et les droits à vie, donc... Je pense qu’on est largement sortis de cette vision médicale pour travailler sur la représentation des personnes, leur citoyenneté. Et maintenant, il faut qu’on aille plus loin parce que là où ils ont raison, c’est qu’il n’y a encore que 0,6 % de représentation dans les médias des personnes handicapées.
Isabelle Hennebelle : Vous avez réalisé des entretiens pour votre ouvrage, La force des différents, avec une dizaine de personnalités aussi diverses que Claude Chirac, Marc-Olivier Fogiel ou le chef Yannick Alléno. Qu’avez-vous retenu de leur message sur le handicap ?
Sophie Cluzel : Ce qui m’intéressait, dans ces dialogues qui ont été assez riches, fournis, parfois même punchy, si je puis dire, notamment avec Marc-Olivier Fogiel, c’était d’éclairer le handicap selon la position de mon interlocuteur : soit directement concerné, soit par sa fratrie, soit pas du tout concerné, mais voulant changer la donne. Je souhaitais que tout le monde puisse réaliser que les personnes handicapées sont avec nous, des citoyens avant tout. Et qu’après avoir lu le livre, chacun se pose les bonnes questions. Comment tendre la main aux aidants, par exemple. Comme le dit Claude Chirac, avant d’être directement concernée, est ce qu’à un moment donné, j’aurais pu être attentive à ma voisine, à mon voisin qui était aidant, aidante ? Il y a 8 millions d’aidants en France, je le répète, ce sont des piliers de la société. J’ai voulu montrer comment Yannick Alléno donne une chance à toutes les situations, à toutes les personnes en insertion professionnelle. Comment Alexandre Jollien, de son regard de philosophe, fort de son vécu, fait appel à une dignité, à un regard qui nous sort de l’individualisme pour aller vers du collectif. Je pense encore à cet échange avec Eléonore Laloux, qui est porteuse de trisomie 21, qui est conseillère municipale à la mairie d’Arras, et avec Frédéric Leturque [le maire d’Arras depuis 2011], qui a bien compris qu’Eléonore était d’abord une citoyenne qui voulait porter haut et fort un projet, celui de l’inclusion et du bonheur. Quoi de mieux ? Ensuite, comment se réapproprier son corps, avec Marie-Amélie Le Fur qui dit « oui, je peux avoir un parcours assez extraordinaire quand je suis championne paraolympique, mais pour autant, je suis une femme avant tout. »
Nous avons besoin de modèles pour les personnes handicapées. Un jour, deux jeunes femmes, au Salon de l’agriculture, qui font des études en cinquième année de master pour devenir ingénieurs agronomes, m’ont dit : « Moi, quand j’étais petite, j’aurais bien aimé savoir si je pouvais devenir ingénieur. Je n’ai jamais vu de personnes handicapées ingénieurs. » C’est cette projection sur le souhaitable et le possible qu’il est important de faire.
Isabelle Hennebelle : Nous sommes à la veille de l’élection présidentielle. Quelle serait votre première mesure si vous faisiez partie du prochain gouvernement ?
Sophie Cluzel : Accélérer ce qui a été mis en place, tant que les droits à vie ne seront pas octroyés dans tous les départements. Pour moi, c’est le plus important : s’assurer qu’une politique publique est appliquée de façon équitable sur tous nos territoires. Je l’ai dit pendant cinq ans : je suis la ministre de tous les Français en situation de handicap, partout dans notre pays. La deuxième mesure, ce serait d’accélérer l’école inclusive, parce que je pense que c’est vraiment de la crèche à l’école qu’on changera la donne sur le regard. Je pense aux premières classes pour polyhandicapés qu’on a ouvertes, où nous accueillons des enfants qui n’ont absolument pas d’interactions classiques avec les autres, et l’on voit que le regard d’un enfant sur un enfant polyhandicapé change tout. C’est l’acceptation de la différence qu’il nous faut faire monter dans notre pays.
Isabelle Hennebelle : Comment voyez-vous les prochaines années de votre engagement ?
Sophie Cluzel : Je ne peux pas me projeter pour l’instant. Mais quoi qu’il se passe, je continuerai à m’investir sur ce chemin, en faveur des droits que doivent avoir les personnes handicapées. Ma fille sera toujours là pour me houspiller sur ce sujet, pour me dire « ça va pas assez vite, ça va pas très fort, on m’a regardée bizarrement le métro »... Elle sera toujours là pour me challenger. J’aurai toujours un pied, de toute façon, dans ce magnifique projet de société.
Isabelle Hennebelle : Julia y veillera ! Il est souvent difficile de parler de handicap. Y a-t-il des mots que vous n’aimez pas entendre ?
Sophie Cluzel : Des mots stigmatisants, dans la sémantique. Moi, j’ai beaucoup travaillé avec le Conseil national consultatif des personnes handicapées CNCPH, pour aider les médias à savoir parler du handicap. Pour moi, on ne souffre pas d’un handicap, on est en situation de handicap, tout simplement. Il faut dédramatiser et enlever cette chape de ressenti, très misérabiliste parfois, qu’on donne en parlant de souffrance, de compassion, de destins brisés, etc. Bien sûr que tout cela revient tout en haut. Il y a des personnes handicapées qui souffrent, mais on doit d’abord reconnaître que les personnes handicapées ont la volonté d’être traitées comme tout un chacun, c’est-à-dire d’avoir les mêmes droits, et je pense aussi les mêmes devoirs. La citoyenneté passe par là, et très tôt : dans les cours d’école, on peut entendre des mots qui blessent et la personne handicapée et ses frères et sœurs qui sont parfois dans les mêmes écoles.
Isabelle Hennebelle : Quel est le meilleur conseil que vous ayez pu recevoir au cours de toutes ces années ?
Sophie Cluzel : Celui que nous avons rappelé au début de notre entretien : « Voyez la petite Julia comme une Cluzel, non pas comme une petite fille trisomique. » Et puis d’essayer de normaliser le regard sur la différence. Alexandre Jollien parle beaucoup mieux que moi de la souffrance que crée un regard pesant, ou très stigmatisant. Le handicap ne circule pas assez dans notre société, au sens large du terme. Pour cela, comme on a fait « le guide des expertes » afin d’améliorer la représentation des femmes dans les médias, on est en train de faire le guide des experts en situation de handicap pour que les médias, quand ils veulent parler d’architecture, d’ingénieurs, de journalisme, qu’importe, puissent aller chercher une personne handicapée qui ne parlera pas de son handicap mais de sa compétence. C’est de cette façon qu’on pourra faire changer le regard sur le handicap et que les médias amélioreront leur taux de représentation.
Isabelle Hennebelle : Ce podcast touche à sa fin. Une dernière question, Sophie Cluzel : le meilleur conseil que vous donneriez aux familles qui sont concernées par le handicap ?
Sophie Cluzel : Ne restez jamais seules. Rapprochez-vous des associations parce que ensemble, on est plus fort.
Isabelle Hennebelle : Merci, Sophie Cluzel pour votre témoignage. Merci à vous, auditeurs, de nous avoir écoutés. Retrouvez d’autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Le Monde.fr et les plateformes d’écoute. A bientôt !
Interview de Fabrice Chanut, réalisateur de la série « Vestiaires », pour le podcast « Rebond »
Devant sa caméra, un fauteuil roulant, une jambe qui boîte ou une petite taille passent presque inaperçu. Avec de l'humour et beaucoup de dérision, Fabrice Chanut croque le quotidien de héros abîmés, mais pas mis de côté. Dans la série Vestiaires, qu'il a imaginée et qu'il réalise depuis onze ans, il suit une bande de nageurs handisport et entraîne le public dans leur délire. Une façon de traiter du handicap autrement à une heure de grande écoute. Fabrice Chanut est l’invité du podcast « Rebond », réalisé en partenariat avec l'Agefiph, au micro de la journaliste Joséfa Lopez.
Joséfa Lopez : Bonjour Fabrice Chanut. Merci d'être avec nous pour ce podcast consacré à une problématique que vous connaissez bien à titre personnel et professionnel : le handicap. Le handicap, c'est la star du programme court que vous coréalisez, Vestiaires, diffusé tous les samedis sur France 2 à une heure de grande écoute. Pour débuter ce podcast, une question que nous posons à tous nos invités : sachant que chacun peut le vivre et l'appréhender différemment, quelle est votre définition du handicap ?
Fabrice Chanut : Bonne question ! Le handicap, c'est quelque chose qui empêche quelqu'un de faire quelque chose. Maintenant, avec cinquante ans d'expérience et 12 ans de Vestiaires, j'ai tendance à dire que c'est quelque chose qui vous oblige, qui vous pousse, à réaliser vos rêves, à aller plus loin. Nous, les personnes handicapées, avons toutes entendu ce qu'on ne pourrait pas faire. Dans ce cas, on commence à dresser une liste dans sa tête : « J'aimerais bien faire ceci, faire cela… » Mais on se dit aussi : « Moi, j'ai un problème à la main droite, et j'aimerais bien être gardien de but, ou guitariste.. » Alors cette petite liste, on la met de côté. Et puis un jour, non. On décide de se mettre au sport, de jouer d’un instrument et là, le handicap prend une autre forme.
Joséfa Lopez : Vous parlez de « personnes handicapées ». Aujourd'hui, on dit plutôt « personne en situation de handicap », non ?
Fabrice Chanut : Ah, il y a ce grand débat sémantique, et la sémantique est compliquée. Pour moi, l'objectif, c'est de se rapprocher des gens. Mais comment ? Comment parler de l'autre ? Avec Adda [Adda Abdelli, co-auteur de la série], notre passerelle vers le monde des valides, c'est l'humour. Alors handicapé est le terme approprié pour nous.
Joséfa Lopez : Fabrice, vous avez une agénésie, c'est-à-dire une malformation du bras et de la main droite. Et enfant, vous avez dû subir beaucoup d'interventions.
Fabrice Chanut : Chaque été ou presque jusqu'à mes 15 ans ! Je suis né avec cette malformation. Comme l'unique intérêt de la main, visiblement, c'est la pince, et que mon pouce ne servait à rien, l'objectif, à chaque opération, était d'enlever le pouce et de déplacer les autres doigts pour arriver à cette pince.
Joséfa Lopez : Et donc, aujourd'hui, comment utilisez-vous cette main droite ?
Fabrice Chanut : Très bien. Trop bien. Il y a très longtemps, un médecin m'avait dit : « Attention, comme il y a un léger décalage de taille, tu vas avoir des problèmes de dos ». À 15 ans, j’avais pensé : « Oui, cause toujours ! » Mais j’y suis, effectivement. Quand je tape nos textes rigolos de Vestiaires pendant dix heures d'affilée, au bout d’un moment, je ne suis plus en parallèle avec mon clavier. Il faut donc faire des adaptations, des claviers déportés...
Joséfa Lopez : Enfant, vous aviez honte de votre handicap mais vous arriviez à peu près à le cacher. Puis, en 1986, vos parents ont décidé de déménager à Menton, sur la Côte d'Azur, et là, il fait chaud, vous êtes en tee-shirt… Comment l’avez-vous assumé ?
Fabrice Chanut : Plus le choix, il fait 40 degrés, il faut y aller ! Mais ce qui est génial, c'est l'entourage, c'est les copains. On s'aperçoit que, finalement, on se ferme plus de portes tout seul qu’à cause des autres.
Joséfa Lopez : Dans ce podcast, nous recevons aussi Grégory Cuilleron, qui est chef cuisinier, qui a notamment fait Top Chef. Il nous racontait qu’à l'école, toute sa bande de copains l’avait toujours connu avec son handicap et que jusqu'au lycée, il ne s’était presque jamais rendu compte qu’il avait vraiment un handicap !
Fabrice Chanut : Moi, c'est dans mon rapport au temps que j’ai mal vécu mon handicap. Tous les étés, alors que tous vos copains sortent de la cour en hurlant – « on est en vacances ! » –, vous savez que vous allez entrer à l'hôpital et que vous n’en sortirez qu’à la mi-août pour retourner à l'école avec un plâtre... Donc, il y a un certain décalage qui donne un côté science-fiction, étrange, à ce que vous vivez. Je n’étais pas le plus extraverti du monde. Longtemps, j'avais deux ou trois amis – qui le sont toujours d'ailleurs –, qui étaient toujours présents et qui m’ont accepté sans jamais sourciller. Quand je disais que je voulais être gardien de but, ce qui peut être ubuesque parce que j'ai un bras plus petit que l’autre, qu’on allait jouer au foot, même avec mon plâtre, j’étais gardien et c’est tout. Et ça marchait. Ensuite, à Menton, j’avais 15-16 ans, je commençais à être intéressé par les filles et c’était plus compliqué... Mais avec les potes, tout ça se discute, se verbalise, et puis on s'aperçoit qu’on ne se trouve pas beaux, mais on est rigolo, et ça marche.
Joséfa Lopez : Est-ce qu’avoir un handicap fait grandir plus vite ?
Fabrice Chanut : Moi, paradoxalement, je crois que ça m'a fait rester jeune très longtemps. Peut-être innocent, un petit côté… petit con. On appelle ça le monde des Bisounours, un peu protégé, toujours dans son univers…
Joséfa Lopez : Un jour, il y a eu la rencontre avec le sport et la natation. Vous êtes rentré par hasard dans un club handisport à Marseille et on peut le dire, ça a été un succès.
Fabrice Chanut : Le hasard est tout le résumé de l'histoire de ma vie. J'étais étudiant en cinéma, j’ai eu besoin de faire du sport parce que mon vrai handicap, c'est que je fais de l'asthme ! J’ai regardé les agendas – avant l'époque d'Internet, il fallait aller sur des bottins ou à la mairie pour savoir à quels horaires avaient lieu les activités – pour trouver un club étudiant. Et soit c'est moi qui me suis trompé, soit les horaires étaient mal indiqués, en tout cas, je suis arrivé avec une heure de décalage par rapport à ma recherche, et c’était l’heure du club handisport.
Joséfa Lopez : Ce qui n'était pas le but au départ ?
Fabrice Chanut : Pas du tout ! Je voulais juste nager et je suis arrivé dans cette piscine avec mon sac… Le cours avait déjà commencé mais le gardien voit mon petit bras et me demande : « Ça vous dirait de faire du handisport ? » Sur le coup, je ne comprends pas ce qui me dit. Je crois qu'il me parle de faire du handball dans l'eau, je ne sais pas ce qu'il est en train de m'inventer. Il me demande de rester là, de l’attendre. Et il est parti chercher une coach qui était évidemment ravie de voir arriver dans son club un gars avec un handicap comme le mien. Tout de suite, elle a regardé ma physionomie, quel type de nage j’allais faire, etc. Et ça n'a pas loupé. On a commencé les entraînements en septembre et en décembre, déjà, j'étais en finale de brasse à Marseille.
Joséfa Lopez : Vous avez d’ailleurs remporté énormément de médailles.
Fabrice Chanut : J'ai été régulièrement champion de France en brasse. Et en crawl. Des fois... Et quand on m'énervait au 50.
Joséfa Lopez : Vous avez parlé d'asthme. En effet, dans tous les portraits de ce podcast, « Rebond », on comprend bien qu’il y a le handicap visible et le handicap invisible…
Fabrice Chanut : Oui, c'est pour moi le plus compliqué, effectivement. Pour l'anecdote, avec des amis, tout un groupe de personnes handicapées, on est monté au Toubkal [le point culminant du Haut-Atlas, au Maroc]. Eh bien dans la dernière montée, ce qui aurait dû être simple pour moi, puisque j’ai bien mes deux jambes, a été une galère parce que j'ai commencé à siffler, à souffler. Tout le monde me passait devant alors que je galérais ! Du coup, c'est devenu une blague entre nous. Mais effectivement, ça pose la question du handicap visible et des handicaps invisibles, une question qu'on essaie de mettre en avant dans la série.
Joséfa Lopez : La natation vous a fait gagner de nombreuses médailles, mais elle vous a aussi inspiré. Votre programme court, Vestiaires, diffusé sur France 2, est né en 2007 sur les bords d'une piscine grâce à une rencontre avec l'humoriste Adda Abdelli.
Fabrice Chanut : On était tous les deux nageurs dans le même club depuis longtemps. Une saison, on s'est côtoyés en tant que nageurs. Après les entraînements, il y a tout le « vivre ensemble », partir en compétition, la vie de club, rigoler dans le bus, les sorties au bar, se raconter notre vie, etc. J'étais sur la fin de la réalisation d'un court métrage et Adda, lui, essayait de développer son one-man-show sur Marseille. Et comme il me voyait galérer, il m’a proposé : « Ça ne te dirai pas qu'on se mette à écrire quelque chose ensemble ? Je serais devant la caméra, toi derrière. » On a cherché un sujet pendant quelque temps, et aussi, comme on dit dans les bonnes écoles d'écriture de scénario, une belle arène. Et puis, tout à coup, en se regardant vivre, on a découvert qu'on avait l’arène idéale devant nos yeux : la natation, c'était une arène dont personne n'avait parlé sous l'angle du handicap.
Joséfa Lopez : Et cette unité de lieu permet aussi de développer plein de situations ?
Fabrice Chanut : Oui, tout à fait tout à fait. Du moment où vous rentrez dans le vestiaire, il y a la logique de se mettre à nu, à la fois physiquement et psychologiquement. Mais le vestiaire est fort de tout ce que les gens peuvent amener de l'extérieur. Et ça se démultiplie en termes de handicaps différents, d'âges différents, de parcours différents. On avait donc un potentiel d'épisodes à foison. Sans compter les anecdotes qu'on avait vécues avec nos collègues, ou qui nous les racontaient le week-end. On avait énormément de matière et l'avantage, c'est qu'on n'avait pas besoin de documentation. Cet univers, on le connaissait, on le vivait. Adda est atteint de polio. Moi, j'ai une agénésie, alors notre vie au quotidien est toujours au moins une source de vannes, de décalage, de rigolade. Plus tout le passif de nos collègues, ça fait un volume d'anecdotes colossal.
Joséfa Lopez : Est-ce que le fait que vous deux soyez touchés par un handicap vous a aussi permis de mettre le handicap en scène plus facilement ?
Fabrice Chanut : Oui. On sait tout de suite ce qui marche, ce qui ne marche pas. Par exemple, une anecdote : les gens posent leurs prothèses un peu n'importe où dans un vestiaire, en fonction du thème. Mais il y a des endroits où la prothèse ne peut pas être posée ! Tout en haut d'un casier, alors qu’elle a coûté 4 000 euros, ce n’est pas possible. À moins que vous vouliez en faire une blague, et là, c’est une autre scène.
Joséfa Lopez : Comment ça se passe quand on propose un programme aussi singulier que Vestiaires à un producteur, à France Télévisions, puisque c’est elle qui vous diffuse aujourd'hui ?
Fabrice Chanut : Je crois qu'on a eu la chance des innocents. Tout part du festival d'Aubagne. Moi, je présente mon court métrage qui s'appelle La piscine. Là, les gens du Festival d'Aubagne me disent qu’ils viennent de créer l'Espace Kiosque, qui donne la possibilité à des jeunes scénaristes locaux en Provence de rencontrer des producteurs parisiens. Ils me demandent si j'ai quelque chose de côté. Adda et moi avons alors écrit six épisodes de Vestiaires. Mais je leur dis bien : « Attention, ça ne fait rire que nous ! ». Ils m’encouragent à les leur envoyer quand même. J'appelle Adda, on passe la nuit à développer le projet, à créer une bible homogénéisée, à corriger nos fautes d'orthographe, tout ça. Et on dépose le tout le lendemain. Et là, on a le plaisir d'être sélectionnés et de pouvoir rencontrer différents producteurs. Parmi eux, on rencontre donc Philippe Braunstein qui nous dit : « Votre projet, ça me fait hurler de rire. » C'est du 2 minutes 30, ce qui pourrait poser un souci à l'époque, puisque ce genre de programmes courts commençait à disparaître. Mais Philippe et Sophie Deloche, qui ont créé la startup Astharte, ont un contact avec Perrine Fontaine, directrice des programmes à France 2, qui cherche justement une façon de parler du handicap qui ne soit pas hors-jeu, ni caricaturale façon Zola, ni science-fiction... Il fallait que ce soit quelque chose qui soit drôle dans le quotidien. Et comme, dans la plupart de nos épisodes, on montre comment on triche dans le handicap, comment on ment, comment on peut être hypocrite, veule, tout en étant handicapé, on a quelque chose que les autres projets n'avaient pas. Et du coup, ça a accroché très vite.
Joséfa Lopez : Vestiaires est une série qui fait rire, qui émeut, qui interpelle, qui touche. Est-ce que c'était votre intention ? Et qu'est-ce que vous voulez que le public retienne après les 2 minutes 30 de chaque épisode ?
Fabrice Chanut : L'objectif, c'est de raconter notre vie et de l'exprimer haut à la télé, par un média. Il y a un côté laboratoire dans Vestiaires, qu'on assume complètement, c'est-à-dire qu’on veut parler de tout. Il faut arriver à faire comprendre aux valides que tous les sentiments peuvent traverser une personne handicapée et que ça peut prendre des formes totalement décalées. Mais c’est d'autant plus compliqué à faire passer que ça peut changer en fonction du handicap, en fonction du sexe, en fonction de l'âge, etc. Alors à chaque fois, ça nous donne de la matière pour de nouveaux épisodes.
Joséfa Lopez : L'humour est très présent, dans cette série, c'est même son ADN. Drôle, même parfois un peu cash, mais pas trash. Je pense à un épisode de la saison 11, dans lequel le kiné de la bande tombe et perd la mémoire. Tout à coup, il devient "handicapophobe". Il a peur des personnes en situation de handicap qu'il a l'habitude de fréquenter, pourtant. Il les traite de monstres et les renvoie aux histoires inventées pour effrayer les enfants. Ça existe, dans la vraie vie, les handicapophobes ? Vous en avez déjà rencontré personnellement ?
Fabrice Chanut : Non, mais on imagine ! On se laisse la possibilité de créer un ressort scénaristique. C'est l'inversion. C'est passionnant de se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, mais aussi d'un méchant ou de quelqu'un qui ne réfléchit pas très gentiment, pas très correctement. Ça crée du gag et ça renverse surtout ces personnages. Après, on revient dans son univers quotidien et on voit les réactions des autres autrement. Ce sont toutes ces questions des points de vue qui nous passionnent. Il y avait un autre épisode qu'on avait écrit, qui s'appelle « le validophile ». Les « handis » entrent dans le vestiaire, ils croisent des valides qui repartent et ils n’ont que des propos anti valides : « Oui, ils sont gentils, mais bon, quand vous en avez un, vous en avez 10 », ce genre de phrase un peu déplacées que l’on avait transposées dans la bouche de personnes handicapées qui parlaient de valides. Ça fait rire ou ça choque, mais ça crée des réactions. C’est ce qu'on cherche, que les gens percutent.
Joséfa Lopez : Dans un autre épisode, « Contagion », vous mettez aussi en scène une personne en fauteuil roulant qui se retrouve mal à l'aise face à une personne de petite taille, qui est également nageuse et qui fait partie de la même équipe. C'était important de montrer que tout le monde peut ne pas savoir comment réagir face à la différence, même quand on est soi-même en situation de handicap ?
Fabrice Chanut : C'est exactement ça qui nous intéresse. Moi, j'ai une agénésie. Je me sers rarement d'un fauteuil roulant. Dans l'absolu, je ne sais pas à quoi ça sert. Je suis incapable d’avoir des béquilles. Vu depuis mon simple handicap, l'autre est un autre. C'est un étranger. Et si vous multipliez par le nombre de handicaps possibles et que vous y ajoutez le facteur de l'âge, vous vous retrouvez avec des points de vue totalement différents qui, au niveau scénaristique, démultiplient les situations.
Joséfa Lopez : Vous êtes diffusé sur le service public, sur France 2. Est-ce que vous vous voyez comme un garant d'une mission ? Est-ce que vous avez une pression particulière ?
Fabrice Chanut : On pourrait se mettre la pression, c’est vrai, mais on a une telle équipe… Et puis les retours, au quotidien ! Certains nous disent : « Je n’ai pas compris pourquoi vous êtes allés si loin là-dessus, pourquoi vous n’êtes pas allés plus loin sur ça… » Pour moi, le summum, c'est quand les copains de mes enfants m'appellent. J’ai quand même 50 ans, je me dis que Vestiaires ne relève pas de leur humour. Mais ils me disent : « Monsieur Chanut, cet épisode-là, qu'est-ce qu'il était drôle ! » Ils aident à enlever la pression. Et c'est comme ça qu'on avance.
Joséfa Lopez : Onze saisons, ça fait beaucoup d'épisodes : comment le programme a-t-il évolué à la fois dans l'écriture et dans l'intention ?
Fabrice Chanut : Il évolue par touches. D’abord, il y a eu l'arrivée des guests, c'est-à-dire qu'on a des célébrités qui viennent sur le tournage, qui ne sont pas forcément en situation de handicap, d’ailleurs. Certains incarnent un personnage, ou bien ils sont eux-mêmes, comme dans la vie. Clémentine Célarié interprète une star qui a voulu infiltrer le club pour pouvoir se renseigner et mieux alimenter un rôle à venir dans un long métrage. Mais ça fait dix ans qu’elle traîne là, et ce long métrage, on ne sait pas si elle le fait ou pas, mais elle est toujours là. On n'arrive pas à se débarrasser d’elle !
Joséfa Lopez : Brigitte Macron a participé aussi !
Fabrice Chanut : Oui, une grande aventure ! Ce qui nous faisait rire, c'était d’imaginer quelle serait la réaction si une personne de cet acabit rentrait comme ça dans le vestiaire… alors que vous êtes encore en maillot de bain. Voir comment ça pourrait modifier les comportements.
Joséfa Lopez : Et l'écriture de la série, comment a-t-elle évolué ? Votre intention est-elle restée la même ?
Fabrice Chanut : Oui, je pense qu'on en est à peu près dans le même axe, même si on s'inspire des générations, qui évoluent. On est attentif à ce qui se passe. Moi, j'ai 50 ans, donc tout ce qui est Tinder, les applis de rencontre, ce n'est pas vraiment mon truc. Mais grâce à nos coauteurs, les jeunes qu'on côtoie, notre expérience, on sait qu'il y a des choses à travailler là-dedans et on essaie de suivre l'air du temps, de sentir ce qui se passe, ce qui se dit. Quitte à peut-être dire des choses qu'on n'aurait pas dites il y a dix ans.
Joséfa Lopez : 2,5 millions de téléspectateurs en moyenne chaque semaine, c'est énorme. Votre série est diffusée en 14 langues dans de nombreux pays. Avec un peu de recul, comment recevez-vous cet accueil ?
Fabrice Chanut : Je ne crois pas que je me rende compte : on se met le nez dans l'écriture, le nez dans la réalisation. Le fait que ce soit diffusé déjà à 20h40 sur France 2, pour nous, c'est la cerise sur le gâteau.
Joséfa Lopez : Montrer le handicap dès l'enfance, ou côtoyer des personnes en situation de handicap dès l'enfance, permet aussi de sensibiliser les futurs adultes à la question du handicap, qu’en pensez-vous ?
Fabrice Chanut : Bien sûr, mais l'objectif était de montrer à tous que le public handicapé existe, qu'on peut le voir, lui parler, lui poser des questions. C’est fou, mais j’ai déjà eu des conversations avec des gens qui se disaient surpris que les personnes handicapées puissent avoir une famille, une vie sexuelle, etc. Quand vous partez de là, waouh ! Il y a du boulot ! Alors montrer le handicap aux gens, c'est quelque chose qui doit se faire en permanence, au quotidien. Et c’est un éternel recommencement. Moi, j'ai été bien accueilli. J'ai 50 ans. Je sais que j'ai entendu des choses à 25, qui m’ont surpris, qui ont disparu et qui réapparaissent maintenant. Les jeunes, ce serait vraiment un public qu'on aimerait plus toucher en termes d'humour, je pense. En même temps, je me demande si ce ne sont pas les plus souples vis-à-vis du handicap.
Joséfa Lopez : Quid de la place du handicap à la télévision et au cinéma ? Gregory Cuilleron nous disait que souvent, quand il y a une personne en situation de handicap à l'écran, en France, c'est parce qu'il faut une raison. Il faut presque le justifier. Il s’agit rarement un personnage parmi d'autres dans une série ou dans une histoire. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Fabrice Chanut : Je vais être honnête : je regarde très peu de séries françaises. Je suis très, très séries anglo-saxonnes et effectivement, il n'y a pas cette logique de justifier le handicap comme en France. Un avocat est en fauteuil roulant, point barre. Il sort de son bureau et il est en fauteuil roulant, voilà tout. La question du handicap – j’en ai un peu honte –, ça ne m'intéresse pas beaucoup. Peut-être parce que je le vis au quotidien, et mon entourage aussi…
Joséfa Lopez : Vous faites une série sur le handicap, mais pour vous, ce n'est pas un acte militant. C'est un propos comme un autre.
Fabrice Chanut : Exactement.
Joséfa Lopez : Est-ce que la France est encore frileuse sur le sujet en termes de visibilité sur les écrans ?
Fabrice Chanut : Je pense qu'il y a du travail à faire, mais du côté de la production aussi. Nos producteurs, eux, sont vraiment à fond sur cette cause-là. Ils se battent au quotidien. Et France 2 ne nous lâche pas. Je me souviens de la vague Intouchables [le film d’Olivier Nakache et Eric Toledano, en 2011]. Je pense qu'il y a des personnages à trouver mais que de toute façon, les gens vont voir une série, un film, parce qu'il y a un sujet, un personnage.
Joséfa Lopez : Imaginons que demain, vous deveniez président…
Fabrice Chanut : Ah non alors, surtout pas !
Joséfa Lopez : Président, juste le temps de cette minute d'interview... Quelle serait la mesure prioritaire à mettre en place, selon vous, pour favoriser l'inclusion des personnes en situation de handicap ?
Fabrice Chanut : Oh… Mais il y a tellement de boulot, alors ça va des sites accessibles jusqu'aux aides à l'emploi. Il faudrait du temps… Ça se réfléchit !
Joséfa Lopez : Le meilleur conseil que vous avez pu recevoir, vous ?
Fabrice Chanut : Il vient de mon père : « T'es pas handicapé, fonce. »
Joséfa Lopez : Quels sont vos projets ? Vous êtes actuellement en train d'écrire la saison 12 de Vestiaires, je crois ?
Fabrice Chanut : Oui, on est en train d'écrire la saison 12 en vue d'un tournage au mois de juin.
Joséfa Lopez : On parlait des séries, en tout cas des programmes courts qui se rallongent. Est-ce qu'on peut imaginer un jour un Vestiaires de 90 minutes ?
Fabrice Chanut : Alors ça, on en rêve, mais il semblerait que ce ne soit pas d'actualité. Affaire à suivre !
Joséfa Lopez : Merci beaucoup, Fabrice Chanut, d'avoir été avec nous dans le studio. Vestiaires, c'est tous les samedis soir à 20h40 sur France 2, et cela depuis 11 saisons. Félicitations pour ce beau succès. Nous, on se retrouve pour d'autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Lemonde.fr et les plateformes d'écoute. À bientôt
Interview de Laëtitia Bernard, journaliste et cavalière, pour le podcast « Rebond »
Quand elle se lève le matin, la ville dort encore. Mais sa voix réveille les auditeurs de France Inter tous les week-ends, croquant l’actualité sportive avec ce talent qui vous ferait suivre n’importe quelle compétition aux quatre coins du monde. Elle a notamment fait vivre au public les Jeux paralympiques de Londres, Sotchi, Rio et Londres. Privée de ses yeux à la naissance, Lætitia Bernard a fait de sa voix un guide pour ses auditeurs, mais aussi pour ceux qui l’accompagnent en compétition. Elle a comme passion l’équitation, un sport qui lui a fait gravir les podiums et devenir septuple championne handisport en saut d’obstacles à cheval. Ce parcours, elle le raconte dans un livre, Ma vie est un sport d’équipe, aux éditions Stock. Lætitia Bernard est l’invitée du podcast « Rebond » du Monde, réalisé en partenariat avec l’Agefiph, au micro de Joséfa Lopez.
Joséfa Lopez : Bonjour Lætitia Bernard. Merci d’avoir accepté notre invitation pour partager votre parcours, votre expérience, vos conseils. C’est un podcast que nous voulons résolument positif et constructif pour donner à voir ce qu’on cache parfois : le handicap. Alors, pour débuter cette conversation, une question que nous posons à tous nos invités : sachant que chacun peut le vivre et l’appréhender différemment. Quelle est votre définition du handicap ?
Lætitia Bernard : C’est une très bonne question que je ne me suis bizarrement jamais réellement posée. Je dirais que le handicap, c’est une situation dans laquelle on est empêché de faire quelque chose, ou au moins gêné pour le faire.
Joséfa Lopez : Vous êtes atteinte d’une cécité congénitale complète et irréversible. Qu’est-ce que cela signifie ?
Lætitia Bernard : Cela veut dire que je ne vois pas du tout, et ça n’évolue pas.
Joséfa Lopez : Comment avez-vous pris conscience de votre handicap et quel rapport entretenez-vous avec lui ?
Lætitia Bernard : Le mot « aveugle », on le prononçait à mon sujet depuis que j’étais toute petite, puisque mes parents ont su que je ne voyais pas lorsque j’étais bébé. Mais j’ai pris conscience de ce que ça voulait dire très progressivement. Quand j’avançais seule, qu’il y avait une marche et que je tombais. Quand j’ai commencé à courir dans la cour de récré avec les copains et les copines et que j’étais la seule à me prendre le poteau. Quand les autres disaient « regarde ça, là-bas ! » On ne comprend pas quoi regarder. Alors, quel rapport j’entretiens avec mon handicap ? Eh bien, un rapport d’acceptation : je vis avec lui, je ne suis pas en opposition. Par contre, je n’ai rien à prouver par rapport à lui. Le handicap fait partie de ma vie, on est ensemble, donc on fonctionne ensemble.
Joséfa Lopez : Le fait que vous soyez aveugle de naissance a-t-il pu favoriser cette acceptation ?
Lætitia Bernard : En tout cas je peux me dire que je n’ai jamais été normale : je n’ai jamais vu, je ne sais pas ce que ça signifie et sur ce sujet, je suis beaucoup plus apaisée. Maintenant, je vous dis que je n’ai jamais été normale, mais en fait, je ne le pense pas tant que ça !
Joséfa Lopez : Vos parents se sont toujours battus pour que vous alterniez entre école spécialisée et école mixte. Pour que vous soyez au contact d’enfants qui voyaient, eux. C’était important afin de vous permettre de ne pas vous sentir si différente ?
Lætitia Bernard : C’est même fondamental. Mes parents se sont battus pour ça, effectivement, et c’est vraiment une de leurs meilleures décisions. Parce que le fait de vivre avec des voyants, donc avec les autres enfants, à côté de chez moi, de faire des activités avec eux, etc., c’est ce qui m’a permis aussi d’être à l’aise dans la société, d’être à l’aise avec les gens qui m’entourent, d’avoir les codes aussi des voyants, des codes qu’on n’aura pas forcément quand on ne voit pas, auxquels ont ne pensera pas. J’ai toujours adoré être avec des voyants. D’abord parce qu’ils me racontent plein de choses que je ne perçois pas, donc c’est sympa. Et puis, il y a évidemment le côté pratico-pratique, dans les déplacements. On habite sur la même planète quand même ! On vit dans le même monde. Donc, plus on peut partager des choses ensemble, mieux je me porte.
Joséfa Lopez : Quand nous sommes arrivées toutes les deux dans ce studio, pour enregistrer cet entretien, je ne savais pas trop comment vous guider, parce que je n’en ai pas l’habitude...
Lætitia Bernard : Oui, et c’est normal, ce n’est pas forcément intuitif. Ça l’est davantage quand on est petit, parce qu’on va donner la main, on va emmener l’enfant. Mais quand on est plus grand, on a tendance à se mettre derrière et à dire « fais-ci, fais ça ». Des ergonomes ont étudié la question : en fait, il vaut mieux que les personnes non voyantes ou malvoyantes se tiennent un peu derrière, et ça permet à la personne qui guide d’être pilote. Ce qui est rigolo, c’est que tous les petits qui ont été en classe avec moi savent guider naturellement parce qu’ils m’ont guidée quand j’étais petite. Eux, ils ont intégré comment on pouvait faire.
Joséfa Lopez : Les enfants n’ont pas cette gêne, en quelque sorte, cette crainte d’être maladroit. Et un enfant, en effet, agit spontanément.
Lætitia Bernard : J’ai remarqué une différence à partir du collège. Puis quand je suis arrivé à Sciences Po Strasbourg, à l’âge de 18 ans, j’ai rencontré plein de jeunes qui n’avaient jamais vu de personnes handicapées ! Ils étaient hyper mal à l’aise. Moi, ça m’a beaucoup surprise, mais c’est qu’on n’a pas l’habitude de voir des gens avec un handicap. Ils ne sont pas intégrés dans le décor, dans le paysage. Si dans la rue des petits voyaient plus régulièrement une personne en fauteuil, par exemple en train d’aller acheter du pain, ça simplifierait les choses.
Joséfa Lopez : J’aimerais aborder deux des passions qui vous animent : le journalisme et l’équitation. Depuis l’âge de 12-13 ans, vous montez à cheval. Pourquoi avez-vous choisi ce sport-là ?
Lætitia Bernard : Bon, c’est drôle parce que mes parents sont profs de sport, mais ils détestent l’équitation ! Mais j’ai choisi un peu par hasard. D’abord, petite, j’avais fait une séance d’initiation et j’avais adoré. Et puis un jour, je suis tombée sur une monitrice vraiment passionnée, Muriel, qui m’a transmis son virus. En fait, elle s’est demandé : « Tiens, mais comment je vais lui apprendre à monter à cheval, puisqu’elle ne voit pas ? Qu’est ce que je peux lui faire faire, comme exercices, pour qu’elle progresse techniquement et qu’elle devienne autonome ? » Elle a eu toute cette réflexion et surtout, elle aimait ça. Elle m’a donné tout ce qu’elle pouvait.
Joséfa Lopez : Quand vous avez commencé l’équitation, le handicap n’a pas été un obstacle. Et dans votre livre Ma vie est un sport d’équipe, paru en mai 2021, vous racontez d’ailleurs tout ce qu’il est possible de faire avec un handicap. Et il n’y a pas que le cheval…
Lætitia Bernard : En fait, on vit. Ce n’est pas parce qu’on a un handicap qu’on ne vit pas. Par exemple, j’essaye toujours de trouver des recettes de cuisine qui ne demandent pas 52 manipulations, je cherche ce que je pourrai faire. Ça va être aller écouter un concert. Ça va être partir en vacances avec des copines. Ça va être aller faire du shopping, faire du sport, aller à l’école, étudier... En fait, ça dépend des goûts des personnes. Mais dans tous les cas, il faut suivre ses envies et ce qu’on aime faire. Sans se priver.
Joséfa Lopez : Vous ne vous mettez pas de barrières sur d’éventuelles activités ?
Lætitia Bernard : Non, mais je réfléchis avant. J’en parle autour de moi, je me demande comment ça peut être jouable. Mais je ne me dis pas que ce n’est pas possible. Si quelque chose me tente, je cherche des solutions.
Joséfa Lopez : En compétition, il y a vous, votre monture, et votre coéquipière qui vous guide aussi, qui vous prête ses yeux. Ça se passe comment ? C’est vraiment une question de confiance, d’équipe, j’imagine ?
Lætitia Bernard : C’est une question de confiance ou de complicité. Il y a plusieurs méthodes sur un parcours d’obstacles. Dans celle que j’ai beaucoup utilisée à l’époque où je faisais du concours, on avait deux chevaux : le cavalier qui était à cheval devant moi me parlait tout au long du parcours : « Je suis en face de l’obstacle, je saute, je tourne à gauche », etc. Moi, ça me permettait de me caler sur sa voix et de garder une distance aussi régulière que possible pour enchaîner mon parcours derrière.
Joséfa Lopez : Comment abordez-vous le rapport aux données inconnues : il y a l’obstacle, la notion de peur parce qu’il y a de la vitesse, la puissance du cheval, etc. ?
Lætitia Bernard : C’est vrai que ça peut faire très, très peur. En hiver, quand il fait un peu froid, ou dans les phases où l’on est tous un peu raides, un peu plus nerveux… Parfois, j’ai presque peur de galoper. Mais une fois qu’on est conscient de tout ça, l’obstacle en lui-même, ce n’est pas le plus dur. Parce qu’il y a une technique pour sauter, au niveau du corps, il y a un suivi. C’est ce qu’on recherche quand on fait un parcours. Finalement, ce qui va me mettre un peu moins à l’aise, c’est ce que vous disiez : l’inconnu. La puissance du cheval, et dans certaines courbes, quand il a peur de quelque chose ou quand ça zigzague, quand on ne sait pas trop où on est, il faut accepter aussi de ne pas tout maîtriser.
Joséfa Lopez : Le cheval peut avoir peur lui aussi devant l’obstacle. Cette peur, vous la ressentez d’autant plus, vous y pensez ?
Lætitia Bernard : C’est marrant parce que je ne la ressens plus. Parfois, j’ai l’impression que le cheval va avoir peur de quelque chose alors que pas du tout. Par exemple, le bruit d’un envol de pigeons qui pouvait faire ultra peur au cheval que je montais, avant. Quand il entendait des battements d’ailes, il balançait deux ou trois ruades. Il faisait n’importe quoi. Avec celui que j’ai en ce moment, dès que j’entends un oiseau, je me fige. Je me dis qu’il va faire une connerie. Mais non, pas celui-là. Maintenant, c’est presque moi qui vais le stresser bêtement. Quand il y a certains bruits, je vais me crisper sur mes rennes. Et lui, ça va le tendre. Je peux provoquer ça.
Joséfa Lopez : Pendant les compétitions – je rappelle que vous êtes septuple championne handisport en saut d’obstacles à cheval –, vous avez côtoyé des sportifs de haut niveau comme vous. Est-ce qu’ils vous ont permis de prendre de l’assurance, de vous épanouir à la fois personnellement, mais aussi dans votre sport ?
Lætitia Bernard : Sur le plan personnel surtout. J’étais adolescente quand je les ai rencontrés. Ils avaient 10 à 15 ans de plus que moi, certains avaient fondé une famille, d’autres finissaient leurs études. Ça m’a fait beaucoup de bien de rencontrer des personnes inspirantes, comme on dirait aujourd’hui. Elles m’ont donné confiance sur le fait qu’on pouvait avoir une vie en étant handicapée.
Joséfa Lopez : Vous êtes aussi passionnée de journalisme. Et là encore, vous avez un parcours exemplaire : hypokhâgne, Sciences Po Strasbourg, une année en Erasmus à Berlin, puis le CFJ, le Centre de formation des journalistes. Comment faites-vous pour être aussi douée ?
Lætitia Bernard : Je ne suis pas douée, mais je me suis dit que si voulais avoir un métier, il fallait que je coche les cases. Il fallait que je que je fasse le maximum pour être crédible, ensuite, vis-à-vis des recruteurs. Je me suis dit : « Étant aveugle, je pars avec un double handicap : je ne vois pas, donc ça va être plus difficile pour moi de faire plein de choses, et j’ai en plus un handicap de positionnement. » J’étais consciente qu’on pourrait ne pas vouloir m’embaucher à cause de ma cécité, et qu’il fallait donc que j’aie toutes les compétences. Comme j’avais la chance d’être à l’aise sur le plan scolaire, je me suis appuyée là dessus et j’ai vraiment ciblé ce qui pouvait être le plus percutant, le plus efficace. C’était mon raisonnement quand j’étais au lycée : si je fais les mêmes études que les meilleurs, les études en quelque sorte idéales pour aboutir à ce métier, on me prendra un peu plus au sérieux. On va peut-être me tendre la main. Et c’est exactement ce qui s’est passé.
Joséfa Lopez : C’était aussi un moyen de vous rassurer ?
Lætitia Bernard : Oui, je voulais rassurer les autres et moi-même.
Joséfa Lopez : Vous avez animé des matinales info, aujourd’hui, vous êtes dans le journalisme sportif. Qu’est ce qui vous plaît dans ce métier ?
Lætitia Bernard : Énormément de choses. Aller au contact des gens et échanger, cette partie très humaine du métier. Et puis il y a la partie informer. Donner une information vérifiée, concrète, et fiable, et donc transmettre quelque chose, c’est très important pour moi.
Joséfa Lopez : Certaines personnes en situation de handicap préfèrent au contraire se renfermer sur elles-mêmes. Pas vous ?
Lætitia Bernard : Je pense que c’est lié à ma personnalité. J’aime aller voir les gens, leur poser des questions, discuter, voir ce qu’ils pensent, ce dont ils ont envie, ce qu’ils font, comment ils le font. Je suis assez curieuse et j’aime bien partager ça, après, avec d’autres gens aussi. Plus je rencontre de monde, plus je vois de gens, mieux je me porte.
Joséfa Lopez : La radio, ça coulait de source ?
Lætitia Bernard : Moi, je suis très à l’aise à l’oral, et j’ai ce besoin de parler. Même si j’aime beaucoup lire les journaux ou des livres, le son de la voix donne un contact supplémentaire par rapport à l’écriture. Et puis la radio, c’est vrai que c’est mon média de prédilection puisque l’image ne manque pas : tout passe par le son. J’adore quand on fait du reportage avec des mixages de sons d’ambiance. En écoutant, je me représente tout, absolument tout. Si une sonorisation est bien faite, c’est parlant.
Joséfa Lopez : Comment raconter le sport quand on ne le voit pas ?
Lætitia Bernard : C’est toujours une question. Je ne vais jamais commenter un match, bien évidemment, et je ne vais pas commenter un geste. C’est vrai que quand on parle de Federer, de Nadal, dans leur style de jeu par exemple, je ne peux pas comparer, techniquement parlant. Je vais plutôt m’appuyer sur les personnalités, sur le contenu des interviews, sur les résultats, les enjeux. Sur le contexte et sur les émotions, aussi. J’ai pu utiliser ce que j’avais un peu connu, à ma petite échelle en compétition, me concentrer sur tout ce qu’il y a autour du geste, ou bien avoir une approche sensorielle du geste. Par contre, à la fin d’un match, je peux parfaitement vous en faire le récit, synthétiser, en donner une vision globale, dire si tel ou tel joueur est en forme, si l’équipe est en forme, et puis aller ensuite sur une dimension plus « portrait » ou historique.
Joséfa Lopez : Je suis venue avec mes questions imprimées sur une feuille. Vous, vous lisez aussi votre texte, mais à partir d’une machine : vous lisez le braille à voix haute en suivant votre texte en temps réel. Est ce que c’est un exercice compliqué ?
Lætitia Bernard : C’est un exercice très compliqué parce qu’on n’a pas beaucoup de caractères sous les doigts. Parce que le braille prend de la place sur un écran. Au final, vous avez entre 20 et 40 caractères à la fois et ensuite, vous appuyez sur un bouton pour les faire défiler. Donc, c’est plutôt un secours et en général, je connais à peu près mes textes par cœur.
Joséfa Lopez : Vous n’avez que récemment communiqué sur votre cécité, dont les auditeurs n’avaient souvent pas connaissance. Pourquoi avoir attendu ? Est-ce que c’était un hasard ? Est-ce que c’était une volonté ?
Lætitia Bernard : Avant, je voulais bien en parler. J’avais fait déjà des émissions sur le sujet. Mais je voulais d’abord m’installer dans ma vie en tant que journaliste, et pas en tant que journaliste non voyante. C’était important pour moi de faire mon métier, et mon handicap devait rester à sa place. Mais je suis arrivée dans une phase de vie où les choses étaient un peu plus posées et je me suis dit : « Bon, ce serait bien quand même que j’en parle, que je témoigne, que je partage tout ça, notamment pour les plus jeunes générations. » Témoigner et partager, c’est fondamental parce que ça va permettre de faire bouger les lignes. Après, c’est vrai que c’est délicat de se positionner, parce que le handicap ne définit pas la personne. Quand je fais le « Journal des sports », on s’en fiche que je n’y vois pas et tant mieux. Comme quand je fais un gâteau… Je fais un gâteau. L’histoire, ce n’est pas une aveugle qui fabrique un gâteau !
Joséfa Lopez : Se perdre dans les couloirs de Radio France qui sont de vrais labyrinthes, parler aux présentateurs alors que votre micro est allumé, autant de situations dont vous vous amusez dans votre livre. Est-ce qu’il faut savoir aussi rire de tout ça ?
Lætitia Bernard : Rire ou en tout cas se dire que oui, ça peut arriver… Le nombre de fois où je parle à quelqu’un qui a déjà quitté la pièce ! Et en général, il y a un autre collègue à côté qui est mort de rire. Au début, en fait, il y a une phase où on a la honte. On est hyper gêné, on a envie d’aller se cacher sous la table. Et puis après, bon, ça fait partie du jeu, donc on essaye de le doser, de ne pas faire ce genre de boulette tout le temps, d’être très attentif à qui se déplace, qui vient. Mais ça demande tellement de concentration qu’en effet, parfois, ça lâche. Par exemple, il y a des studios différents. Dans l’un si je me lève, je dois partir à gauche pour sortir, mais je pars à droite parfois, et inversement dans l’autre. Ce n’est pas très grave parce que je me fais pas mal.
Joséfa Lopez : Le handicap dans l’entreprise n’est pas toujours évident. Est-ce que Radio France s’est adaptée à votre handicap ?
Lætitia Bernard : Franchement, j’ai énormément de chance. Bien sûr, on pourrait toujours améliorer certains points techniques qui sont complexes à gérer. Mais oui, au niveau de Radio France, ils sont quand même ultra ouverts et ultra dynamique. Si j’ai besoin de quelque chose, on réfléchit ensemble, ils vont dans mon sens. Non, franchement, je suis hyper contente de la mission handicap de Radio France. Mais il y a aussi l’attitude des équipes. Depuis que je suis arrivée en stage à Inter, il y a toujours eu des récalcitrants, mais il y en a d’autres qui m’ont soutenue. Il faut voir comment et en quoi ils m’ont accompagnée. Franchement, c’est énorme.
Joséfa Lopez : Vous aimeriez voir le handicap banalisé dans la société, mais comment faire ? Est ce que ça doit passer par les médias, par exemple ?
Lætitia Bernard : Par les médias, d’accord, mais ça passe par un ensemble. Pouvoir se déplacer pour pouvoir acheter du pain. S’il y a une grosse marche devant la boulangerie, que le fauteuil ne peut pas rentrer, on est coincé. Ça passe par pouvoir aller travailler. Parce que si on doit galérer dans le métro, avec un changement, etc… Les médias montrent la société telle qu’elle est. S’il y a peu de personnes handicapées qui évoluent, qui s’intègrent, on ne s’habitue pas à voir le handicap. Il y a encore quelques années, si une personne aveugle faisait quelque chose, hop, reportage : parce que ça paraissait dingue ! Waouh, un aveugle qui fait de la voile, reportage ! D’un côté c’est super parce que ça fait parler du handicap dans la société, mais d’un autre côté, c’est quand même bizarre… C’est pour ça que je parle de banaliser, mais dans le bon sens du terme. Les enfants : il faut qu’ils puissent aller à l’école, qu’ils soient scolarisés. Il faut pouvoir aller dans le club à côté de chez soi, pratiquer une activité sportive, etc. Plus la société de proximité va être accessible, mieux on va se porter et plus le handicap fera partie du paysage.
Joséfa Lopez : Avant de devenir journaliste, vous vouliez travailler autour du handicap en Europe. Quelles mesures prioritaires auriez- vous prises pour favoriser l’inclusion du handicap dans la société ?
Lætitia Bernard : Alors, si je l’avais fait à l’époque, je ne sais pas parce que je n’y avais pas pensé précisément ! Mais maintenant, clairement, ce serait au niveau du numérique, parce que c’est vraiment l’avenir et que ça peut ouvrir des portes mais aussi en fermer. Dans toutes les formations pour les développeurs en informatique, je ferais inclure un module sur l’accessibilité numérique. Qu’ils apprennent à coder pour que toutes les personnes, quelle que soit leur situation, puissent utiliser un site web. Et c’est valable aussi pour les écrans tactiles. S’ils ne sont pas vocalisés, on est coincé. Là, je prends l’exemple du handicap visuel, mais c’est valable pour plein d’autres situations de handicap.
Joséfa Lopez : C’est vrai pour les ordinateurs, pour les smartphones…
Lætitia Bernard : Il n’y a que l’iPhone qui ait fait un travail d’accessibilité. Dans les paramètres d’accessibilité, il y a une fonction pour les non-voyants qui s’appelle « Voice over ». Grâce à elle, dès que vous touchez au téléphone, ça vous indique où vous êtes [dans la navigation sur le smartphone]. Un peu comme la voix du GPS qui va vous dire de tourner à droite. Tout ce que vous faites sur votre smartphone va être lu par un petit robot qui vous aide à naviguer dans le téléphone, qui va vous lire les SMS, les messages WhatsApp, les mails, le calendrier, etc. Tout est étudié pour que vous puissiez naviguer progressivement, par un tap ou un double tap, très simplement. Vous allez dans la boutique, vous achetez ce téléphone, vous pouvez vous en servir tout de suite. Je me souviens d’une période où il fallait acheter un téléphone, l’envoyer dans une société spécialisée pour les personnes handicapées visuelles. Ça mettait trois semaines. Après, il fallait vérifier les tests… Vous prenez un ordinateur, il faut installer des logiciels spécifiques et malgré ça, certains sites de grandes marques – pour ne pas les nommer la Fnac ou Carrefour – restent problématiques. Ils mettent des photos des produits sans la description écrite. Il y a une photo de paquet de pâtes, mais pas de légende sinon le mot « pâtes » éventuellement. Mais vous ne savez pas si vous achetez des coquillettes ou des spaghettis !
Joséfa Lopez : Et tout cela pourrait être amélioré ?
Lætitia Bernard : Ça peut être codé avec des textes. Il y a une charte sur ce point, elle n’est pas forcément appliquée.
Joséfa Lopez : Quel serait le conseil, le meilleur conseil que vous avez pu entendre dans votre vie et celui que vous donneriez ?
Lætitia Bernard : Toujours voir comment on pourrait faire les choses malgré sa situation de handicap. Utiliser son intelligence, inverser la manière de réfléchir : au lieu de se sentir bloqué, de penser « je ne pourrai pas faire ça », chercher comment on pourrait le faire. C’est juste cette perspective-là qui va faire qu’on va pouvoir avancer.
Joséfa Lopez : Dernière question sur vos projets : vous animez la matinale, une chronique sur France Inter le week-end, vous avez fait des podcasts, vous avez couvert de nombreuses compétitions... Quelle sera la suite ?
Lætitia Bernard : La suite, déjà, c’est que les matinales le week-end vont s’arrêter à la fin de la saison. C’est mon choix parce que ça fait plusieurs années que je les anime. Alors la suite est en train de s’écrire mais c’est un peu tôt pour en parler !
Joséfa Lopez : Nous continuerons de vous suivre alors ! Merci Lætitia Bernard pour votre témoignage. Pour prolonger le sujet, je recommande à tous nos auditeurs la lecture de votre livre Ma vie est un sport d’équipe, aux éditions Stock. Et bien sûr, on vous retrouve jusqu’à la fin de la saison, tout le week-end à la radio, sur France Inter. Pour découvrir d’autres portraits dans notre podcast « Rebond », rendez vous sur Le Monde.fr et les plateformes d’écoute. À bientôt !
Interview de Krystoff Fluder, humoriste et comédien, pour le podcast « Rebond » du Monde.
Il est sur scène, derrière l’écran, dans votre radio. Jouer et faire rire, c’est son dada. 1m23 d’humour et de dérision. Krystoff Fluder n’est pas très grand, « de petite taille », dit-on, et de sa différence, il se marre. Du « Grand Journal » à Groland, en passant par Fais pas ci, fais pas ça, Harry Potter ou Chocolat, il a joué de sa carrure dans plus d’une douzaine de films. Autant de séries et de courts métrages. Il est l’invité du podcast « Rebond » du Monde, réalisé en partenariat avec l’Agefiph, au micro de la journaliste Joséfa Lopez.
Joséfa Lopez : Bonjour Krystoff Fluder. Merci d’être avec nous pour ce podcast dans lequel on va parler de votre parcours et, sans tabou, du handicap. Pour débuter cet épisode, une question que nous posons à tous nos invités : sachant que chacun peut le vivre et l’appréhender différemment, quelle est votre définition du handicap ?
Krystoff Fluder : Le handicap, c’est une originalité qui vous fait sortir du lot. De la norme. C’est peut-être une vision optimiste, mais là, aujourd’hui, j’ai envie d’y penser comme à quelque chose de positif. D’une manière générale, je pense que c’est le trait commun entre tous les invités que vous avez pu recevoir. Ce que je partage avec eux, c’est le fait de transformer une difficulté. On a – peut-être pas un atout –, mais un outil pour essayer de dépasser ses limites, s’en sortir, s’extirper de la masse, même si on en est extirpé de manière involontaire. Là, on va tout faire pour être pas seulement remarqué, mais remarquable.
Joséfa Lopez : Le but de ce podcast, c’est de mettre en avant des parcours, des profils de personnalités connues pour montrer que le handicap est un état de fait, mais qu’on peut aussi aller de l’avant. Même si ce n’est pas toujours facile…
Krystoff Fluder : En ce qui me concerne, dans le métier du spectacle, j’ai eu un parcours assez compliqué, assez chaotique, semé d’embûches. Mais dans tous les cas, il faut faire des choix. Des bons choix. Ne pas aller à la facilité et éviter de tomber dans le piège de faire de son physique sa caractéristique, sa particularité, sinon on est dépassé par elle. Quand on me propose des rôles au cinéma ou à la télévision, bien évidemment, ma petite taille sert une situation, le scénario, l’histoire. Mais il faut aussi que je me sente investi d’un rôle, de quelque chose à jouer, à défendre. Si ma petite taille est juste un prétexte à un gag, ça n’a aucun aucun intérêt. Donc, je fais toujours très attention au scénario et à la manière dont on me le vend aussi. Il arrive qu’on me propose un projet en me mettant sur une fausse piste, en m’assurant qu’il y aura pas mal de choses à faire, pas mal de choses à défendre, etc. Mais s’il n’y a pas de texte... Bien sûr, parfois, on peut faire des choses muettes et intéressantes. Mais bon…
Joséfa Lopez : Quand on est atteint de nanisme, il y a des difficultés au quotidien. Et elles ne sont pas toujours visibles.
Krystoff Fluder : Ce qui me handicape le plus dans mon quotidien, ce sont les douleurs articulaires qui s’amplifient avec le temps. Vous avez, en gros, 150 formes de nanisme avec des pathologies associées plus ou moins invalidantes, selon les cas. Presque que des cas particuliers. Beaucoup de personnes de petite taille se font opérer à cause d’un rétrécissement du canal rachidien et certaines se retrouvent en fauteuil roulant. Ce n’est pas systématique, mais c’est une opération qui est très, très délicate. Alors quand vous êtes de petite taille et qu’en plus de ça vous vous déplacez dans un fauteuil roulant, avec des membres supérieurs plus courts, évidemment… tout devient beaucoup plus compliqué. La perte d’autonomie est encore plus importante que pour quelqu’un de taille classique qui serait en fauteuil roulant, même si ce n’est marrant ni pour l’un ni pour l’autre. Ces douleurs, c’est la partie non visible du handicap.
Joséfa Lopez : Dans la vie quotidienne, il y a beaucoup de normes. Quand on ne rentre pas dans la norme, comment ça se passe ?
Krystoff Fluder : La société a une responsabilité, c’est d’essayer de faire en sorte que tout le monde vive ensemble. Il y a quelques années, quand j’étais étudiant, on nous avait fait faire la différence entre une société qui va vers l’équité et une société égalitaire. Alors l’égalité, c’est bien, mais c’est la même chose pour tout le monde. L’équité, c’est de faire en sorte que tout le monde ait les mêmes moyens pour arriver aux mêmes objectifs. C’est ça l’adaptation et l’adaptabilité.
Joséfa Lopez : Vous êtes humoriste. Vous riez et vous faites rire sur le handicap, sur votre petite taille aussi. Je pense notamment à un de vos sketchs, avec Pascal Légitimus, dans les Duos impossibles de Jeremy Ferrari. Pascal Légitimus y joue un acteur qui découvre son partenaire – vous – au moment de monter sur scène. Il est assez étonné par votre physique, il ne s’attendait pas à jouer avec une personne de petite taille et il tient des propos assez durs, même choquants, à son metteur en scène. Comment est née l’idée de ce sketch ?
Krystoff Fluder : Jérémy Ferrari organisait une soirée sur la thématique de « la première fois ». Il avait invité Pascal Légitimus et lui avait demandé avec qui il aimerait faire un duo. Pascal a dit : « Il y a un comédien que j’aime bien, avec qui je m’entends bien, un humoriste que tu ne connais peut-être pas : Krystoff Fluder. Il est de petite taille, etc. » Jérémy était partant. Il a pensé que ça pouvant faire une belle confrontation… On est donc parti sur l’idée suivante : j’arrive sur scène, on doit faire une impro et Pascal ne sait pas avec qui il va jouer. Dans tout duo comique, il y a un quiproquo ou un sujet de désaccord. Et là, évidemment, lui n’a pas envie de jouer avec moi et moi, en réaction, je n’en ai pas envie non plus.
Joséfa Lopez : Dans ce sketch, on voit que le personnage que joue Pascal Légitimus n’est pas à l’aise avec votre petite taille, et vous, face à lui, vous vous moquez de sa couleur de peau. La différence est donc partout.
Krystoff Fluder : Elle est vraiment partout, dans toutes les couches de la société. Et l’idéal est que ça s’efface. Rencontrer des personnes qui font tout pour que ça s’efface, naturellement, grâce à leur mentalité, leur façon de voir les choses, grâce à leur manière d’être, leur posture, etc. Il y a beaucoup plus de choses qui font qu’on se ressemble : on a tous les mêmes problématiques, le prix du pétrole, le gaz, etc., on aime tous rire aux mêmes conneries, regarder une comédie ensemble, partager des goûts, des activités, comme faire du sport, etc. Il faut donc s’appuyer sur ces points-là, surtout sur les points positifs. Il n’y a pas à les forcer. Bien sûr, vous pouvez très bien rencontrer quelqu’un qui est en situation de handicap, et qui est un gros con. Ce n’est pas interdit de cumuler ! Mais on n’est pas obligé d’être copain avec ce genre de personnage…
Joséfa Lopez : Vous jouez dans la série Vestiaires, diffusée sur France 2 le samedi soir à une heure de grande écoute. Un des épisodes s’appelle « Handicapophobie ». On y voit une personne qui rejette les personnes en situation de handicap. Vous est-il déjà arrivé de rencontrer ce genre de profil ? Quelqu’un qui se sente tellement mal à l’aise qu’il en vient à avoir peur de vous parler, de vous aborder ?
Krystoff Fluder : En fait, il y a deux types de personnes qui sont handicapophobes, et heureusement ça reste rare. Moi, je n’en ai rencontré qu’une ou deux fois dans ma vie. J’étais plus jeune .Je partais en vacances avec des copains. La mère d’un des potes avait énormément peur à l’idée que son fils parte en vacances avec moi ! Mon pote a mis du temps à me le dire. On était déjà partis depuis une dizaine de jours quand il m’a raconté : « J’ai hésité à venir parce que, c’est très con, mais ma mère avait peur qu’il nous arrive des choses, que tu sois signe du malheur. Je sais, ma mère est spéciale. » J’ai répondu : « Je vois, c’est son handicap à elle. Et je te rassure, le sien est beaucoup plus lourd à porter pour les autres que pour moi ! » Une espèce de nanophobie, certainement. Dans mon spectacle, je parle du « syndrome du poireau sur le pif ». C’est quand on se dit : « Il ne faut absolument pas que je fasse gaffe à sa petite taille ! » Alors fatalement, la personne ne va pas arrêter de faire des bourdes. Et ça ne rate pas. Le langage ou le regard vous trahit toujours. Quand j’interviens pour parler de handicap, je raconte cette anecdote qui m’est arrivée : je discutais avec un représentant de la Fédération française handisport. Il était en fauteuil roulant. Évidemment, j’ai fait la boulette de dire : « Ok, ça roule ! » Dans ma tête, je me suis dis « c’est pas possible, je l’ai fait »... Ça traduisait mon malaise. Puis, dans la conversation, j’ai encore utilisé l’expression : « Ça roule ! » Là, je me suis vraiment senti imbécile. Pour me rattraper, j’ai sorti : « T’inquiète, ça marche. » Il a vu dans mon regard que j’étais en train de m’enfoncer dans des sables mouvants comme Pierre Richard dans La Chèvre. Alors quand on s’est quitté, il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, je suis sûr que tu seras à la hauteur ! »
Joséfa Lopez : Tout le monde peut donc vivre ce genre de situation…
Krystoff Fluder : Complètement. D’un autre côté, j’ai passé du temps sur des stages de handisport, avec plein de mecs en fauteuil, des amputés, etc. Au bout d’un moment, tu balances des vannes, tu ne fais même plus gaffe parce que les mecs sont cruels. Il y en avait un qui n’avait pas de bras, qu’on appelait « pas de chocolat ». Je ne dirai pas ce que j’avais comme surnom …
Joséfa Lopez : Je l’ai dit, vous jouez dans la série Vestiaires. C’est important de montrer le handicap à une heure de grande écoute et de façon drôle, qu’on se marre et que ce ne soit pas tabou ?
Krystoff Fluder : C’est indispensable et en même temps, ça ne devrait même pas l’être. Le handicap devrait faire partie intégrante de la société, sans qu’il y ait de programme dédié à cette particularité, à cette problématique. Pourquoi avoir le fameux quota de 6% de travailleurs en situation de handicap dans les entreprises ? Dans les différentes sociétés, que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, les mesures incitatives ne sont pas forcément les mêmes que chez nous. Il faudrait une société majoritairement inclusive. Mais pour ça, il faut revenir sur des fondamentaux : l’éducation dès le plus jeune âge à la différence, l’intégration des enfants handicapés en milieu ordinaire…
Joséfa Lopez : Parce que plus tôt on intègre les personnes en situation de handicap, plus tôt on découvre le handicap, et plus on sera un adulte ouvert au handicap ?
Krystoff Fluder : Ouvert d’esprit, responsable. Et ce n’est pas juste une formule toute faite, bien gentille dans un monde des Bisounours. Ça nous donne une perception de la vie, de notre environnement. Vous avez des architectes, des gens qui ont fait de telles avancées, des découvertes, etc., grâce au handicap... Comme la télécommande de la télévision dont on se sert aujourd’hui par exemple. À la base, elle a été faite pour quelqu’un qui ne pouvait pas se lever de son lit pour changer de chaîne de télévision. Et aujourd’hui, tout le monde s’en sert. L’adaptation au quotidien du mobilier, ça peut servir à beaucoup et même à la majorité des personnes de notre société. Avec le vieillissement de la population, on devrait en avoir pleinement conscience, comme de tout un ensemble de particularités, d’autres différences, comme la couleur de peau, les origines sociales, etc. Le handicap, on le met un peu en marge parce qu’il renvoie à cette vision clichée du handicap qui ne concernerait que des gens en fauteuil roulant ou aveugle. Et c’est angoissant pour le commun des mortels.
Joséfa Lopez : On ne veut pas y penser.
Krystoff Fluder : On ne veut pas y penser parce qu’on ne veut pas se sentir concerné. La plupart des avancées, encore une fois, et des prises de conscience ou des mises en avant du handicap, notamment sur le plan politique, ont été faites par des gens qui étaient touchés par le handicap, parce qu’il y avait quelqu’un dans leur entourage qui était concerné, comme Jacques Chirac, par exemple, pour ne citer que lui. Mais malheureusement, chez les hommes politiques, chez les présidents de la République, la prise en compte du handicap reste mineure. Il ne faut pas se voiler la face.
Joséfa Lopez : Vous animez des conférences dans les entreprises sur l’inclusion. Que dites-vous aux salariés, aux managers ?
Krystoff Fluder : Le contenu de mes interventions s’adresse davantage, aux managers ou aux collègues qui vont intégrer ou qui peuvent être amenés un jour à intégrer un salarié en situation de handicap. Et ce qui peut être amusant aussi, c’est que parfois, il arrive d’intervenir dans une équipe, dans une entreprise, un service, et il y a une ou deux personnes qui n’ont jamais osé parler de leur handicap parce qu’il est non visible. Mais bien souvent, elles le cachent par crainte d’être mis sur la touche, de ne plus avoir de crédit. Il y a tout un tas d’appréhension qu’il est nécessaire de lever. Et on n’a pas trouvé beaucoup mieux que le registre de l’humour pour pouvoir parler de ces sujets, pour exprimer notamment les peurs, les doutes, les inquiétudes qu’il peut y avoir sur la thématique du handicap. Que ce soit du point de vue du manager, du collègue ou du référent handicap. Ces référents, les pauvres, on leur donne parfois une mission dont ils ne connaissent absolument pas tous les contours ! Ce sont des béotiens, des gens qui découvrent le monde du handicap, qui sont là parce que personne d’autre ne voulait s’en charger.
Il y a des entreprises qui veulent faire du forcing pour avoir ce fameux quota, mais en fait, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises pratiques. Il y a juste de l’expérience et l’importance d’avoir un minimum de tact. En fait, c’est encore une fois une question de relation humaine, mais avec un grand R et un grand H.
Joséfa Lopez : Et quelles sont les peurs que peuvent avoir à la fois les managers et les salariés ?
Krystoff Fluder : Pour les managers, ça peut être la peur de devoir mettre en place une façon d’agir particulière. Ils peuvent se dire : « Moi, je ne suis pas médecin. Je vois sur son CV qu’il a une reconnaissance en qualité de travailleur handicapé. Mais quand je vais le recevoir en entretien d’embauche, si jamais ça ne se voit pas, est-ce que je vais pouvoir lui demander quel est son handicap ? » Il y a aussi la question de l’adaptation du poste : « Ça va me demander un effort pas possible. Je vais devoir mettre un ascenseur dans la boîte… »
Joséfa Lopez : Ce sont des peurs anticipées ?
Krystoff Fluder : Oui, sans même savoir. Pourtant c’est évident : une personne en situation de handicap ne va pas être candidat sur un poste qui lui pose trop de contraintes. C’est ridicule. Les gens connaissent leurs limites, surtout quand il s’agit d’un handicap de naissance.
Joséfa Lopez : Autre corde à votre arc, la radio. On vous retrouve sur Rire et chansons. Vous y parlez d’actualité. Derrière un micro, le handicap est invisible : ça change quelque chose ?
Krystoff Fluder : Je sais que ce n’est pas neutre quand je suis sur scène : il y a la petite taille, oui, mais je sais que je dégage une certaine assurance, etc. Du coup, je vise finalement un public captif. À la radio, je suis débarrassé de tout ça et je suis à armes égales avec les autres chroniqueurs. Il faut être au moins aussi bon que les autres. Parce que vous ne voulez pas qu’on vous dise que vous êtes la caution et que c’est pour ça qu’on vous garde. Ou que de toute façon, dans le monde de la radio, vous passez juste parce que vous êtes sympa, non ? Même si je ne prends pas très cher, d’ailleurs, ce qui est devenu un thème un peu récurrent dans les chroniques ! Mais c’est un exercice génial. Il n’y a pas très longtemps, j’allais au bureau de tabac – je sais, c’est pas bien, mais je fume –, j’entre, je dis juste « bonjour », je lance une phrase, et je vois quelqu’un qui se retourne et qui me dit : « Ah, je connais cette voix ! » Le mec a dû être étonné parce que je n’ai pas la voix de mon physique, et inversement. Je me dis qu’il a peut-être confondu avec quelqu’un d’autre. Mais non : « C’est bien vous qui faites tel sketch ? C’est vous qui faites l’actualité le matin ? » Et en plus de ça, le mec n’a absolument pas fait le rapprochement avec ma taille. C’est dingue, parce que les gens font focus sur la voix. Comme dans ce podcast. Les sens nous trompent parfois, ils faussent nos perceptions.
Joséfa Lopez : Imaginons que demain, vous avez tous les pouvoirs, en tout cas le temps de cette interview. Quelle est la mesure prioritaire que vous prenez pour favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap pour leur faciliter la vie ?
Krystoff Fluder : Ça demande un minimum de réflexion parce que si je vous dis qu’il faut descendre les interrupteurs partout, ça ne va aider que les gens comme moi… Non, s’il fallait prendre une mesure, ce serait de faire en sorte qu’il y ait une véritable éducation pédagogique au handicap pour tous les mômes à l’âge où ils ont une conscience et une réflexion suffisante pour appréhender le monde, sans rien leur imposer. Faire une vraie mixité, comme quand on était môme, ce qui a tendance aujourd’hui à disparaître, quoi qu’on en dise... C’est ce que je dis, d’ailleurs, dans mon cours. J’ai connu une époque où il y avait plein de gens différents et où on pouvait se foutre de la gueule de tout le monde. Dans mon école, il y avait des mêmes des roux et des gauchers !
Joséfa Lopez : Le meilleur conseil que vous avez pu entendre, qu’on a pu vous donner ou que vous vous donnez ?
Krystoff Fluder : C’est de rester soi-même. Tracer sa route. Être fidèle à ce qu’on est. Je n’aurai jamais de déception grâce à ça, pas de gens qui sont amis pour des mauvaises raisons, qui font semblant. Et puis avoir l’esprit affuté, aiguisé, regarder le monde qui vous entoure, il y a toujours quelque chose à en sortir. En fait, la curiosité amène à prendre plein de chemins différents et variés, à voir des choses positives partout, et négatives aussi, mais à vous rendre compte que vous n’êtes peut-être pas si mauvais que vous le pensez. Pas mieux, mais pas pire. Finalement, on a tous nos petits travers. Il faut juste en avoir conscience.
Joséfa Lopez : Pour terminer, Krystoff Fluder, quels sont vos projets ?
Krystoff Fluder : Toujours la série Vestiaires, et d’autres séries dont je ne vais pas parler, c’est trop tôt. Et puis le spectacle que je reprends par petits blocs de 15 ou 20 minutes, ce qui me permet de partager la scène avec les copains parce que les copains humoristes m’ont pas mal manqué à cause du Covid !
Joséfa Lopez : Merci beaucoup, Krystoff Fluder, pour votre témoignage.
Il est ce qu’on appelle un “serial entrepreneur”. Depuis ses 23 ans, il n’a cessé d’imaginer des concepts et de lancer des entreprises. Trente ans plus tard, son palmarès est impressionnant. Plus d’une vingtaine de structures privées ou associatives ont vu le jour, avec toutes un point commun : elles sont au service des personnes en situation de handicap pour favoriser leur insertion. Parmi ces structures, on trouve les restaurants et les spas “Dans le noir”.
Cet entrepreneur en série, c’est Didier Roche. Son combat est essentiel car le taux de chômage des personnes en situation de handicap en France atteint 14 %. Et l’emploi est le premier domaine dans lequel s’exercent les discriminations. Non-voyant, l’entrepreneur le sait mieux que personne. Il revient sur son parcours au micro de la journaliste Isabelle Hennebelle pour le podcast ”Rebond” du Monde, réalisé en partenariat avec l’Agefiph.
Isabelle Hennebelle : Bonjour Didier Roche. Merci d’être avec nous pour ce podcast consacré au handicap. C’est un podcast que nous voulons résolument positif et constructif afin de contribuer à faire bouger les lignes dans ce domaine. Alors, pour débuter ce podcast, Didier Roche, une question que nous posons à tous nos invités : sachant que chacun peut le vivre et l’appréhender différemment, quelle est votre définition du handicap ?
Didier Roche : Le handicap, c’est avoir des particularités qui vont à un moment vous entraver ou vous gêner pour faire des choses que les autres pourraient faire sans difficulté. Par exemple, lire un document, s’orienter dans la rue… La petite différence que je fais avec la « situation de handicap », c’est qu’une situation, on peut tenter de la régler. Dès lors qu’on enlève les obstacles, la situation de handicap peut disparaître. Dans la notion de handicap, il y a quelque chose de permanent, en tout cas de durable, définitif ou pas.
Isabelle Hennebelle : Je crois que vous n’aimez pas, quand on parle de handicap, le mot “inclusion”. Vous lui préférez le mot “intégration” ?
Didier Roche : L’inclusion, c’est l’idée de quelque chose que l’on vient mettre dans autre chose. Je préfère parler d’intégration car cela fait référence à deux personnes différentes, qui, la main dans la main, vont cheminer vers quelque chose de commun. Je pense donc que l’inclusion est souvent vue comme une espèce d’obligation d’accepter l’autre tel qu’il est. On doit m’accepter tel que je suis, mais je dois aussi accepter l’autre tel qu’il est. Et finalement, la vérité, elle est entre nous deux.
Isabelle Hennebelle : Vous faites partie de cette grande majorité des personnes qui ne naissent pas avec un handicap, mais qui deviennent en situation de handicap au cours de leur vie. Vous étiez pour votre part très jeune - vous aviez 6 ans - quand vous avez perdu la vue. Dans quelles circonstances ?
Didier Roche : Un accident domestique bête, comme tous les accidents d’ailleurs. Nous étions chez les amis de mon papa. Et il y avait une carabine 9 mm à plomb. Mon frère, mon aîné de quatre ans (il avait donc 10 ans) s’est emparé de l’arme et on a joué aux cowboys et aux Indiens. Mais l’arme était chargée.
Isabelle Hennebelle : Comment le petit garçon que vous étiez a-t-il réagi à l’époque ?
Didier Roche : L’enfant a ceci de magique qu’il a en lui la force de vivre. En tout cas, moi, je ne l’ai pas perdue. J’ai dû évidemment réadapter ma manière d’interpréter et de comprendre l’environnement. Mais j’ai été, aux dires de mes parents, cette force de vie, cette joie au quotidien qui leur a permis d’accepter et d’affronter ce qui venait de se passer au sein de la famille. Le ciel leur est tombé sur la tête, tout de même, à ce moment-là.
Isabelle Hennebelle : Vous dites d’ailleurs que le handicap apporte une sagesse que les anciens découvrent quand ils ont 80 ans ?
Didier Roche : Vous êtes bien documentée ! L’idée, c’est qu’à 80 ans, souvent, on devient dépendant et on voit alors l’interaction sociale se mettre en place autour de nous. On a l’expérience de la vie pour l’analyser. Michel Serres décrit ça très bien, je l’ai entendu en parler sur France Info. Et je pense que lorsqu’on devient handicapé, si on est observateur de tout ce qui se passe autour de nous, on comprend comment les interactions sociales se font, comment les relations s’établissent et ça nous permet de mieux nous ajuster, de ne pas être agressif vis-à-vis d’un tiers parce qu’il aurait une attitude trop protectrice ou que sais-je encore…
Isabelle Hennebelle : Alors est-ce que l’enfant de 6 ans a mis en place des systèmes de protection contre les écueils, les obstacles de la vie ? Des protections intérieures qui peuvent peut-être vous servir jusqu’à aujourd’hui en tant qu’adulte ?
Didier Roche : J’ai appris à gérer mes émotions. J’ai appris aussi à communiquer de manière plus sereine là où, avant, la colère pouvait s’emparer de moi et générer la jalousie, la frustration. J’ai appris à me positionner davantage au cœur de ce qui se passait plutôt que de rendre l’autre coupable de la chose. Parce que c’était bien beau de le rendre coupable de ce qui ne fonctionnait pas pour moi, mais à quoi bon ? Je ne résolvais pas le problème au fond de moi. Finalement, j’ai observé pourquoi je ressentais ces émotions dans telle ou telle circonstance. Pourquoi est-ce qu’on interagissait avec moi de telle ou telle manière, est-ce que je n’étais pas responsable finalement, aussi, par ma manière d’agir, de discuter avec autrui ? Quand je suis dans le métro, même si je connais mon chemin, j’accepte toujours l’aide des gens et je crée une dynamique positive là où certains non-voyants vont envoyer paître les autres en disant « je suis autonome, qu’est-ce que tu crois ? » En fait, je pense qu’on conditionne beaucoup notre façon de vivre par notre manière d’être et de communiquer avec les autres. Il faut accepter que cette société, eh bien on doit aussi lui apprendre à venir vers nous, à être davantage accessible qu’elle ne l’est aujourd’hui plutôt que de chercher à l’imposer avec force.
Isabelle Hennebelle : Pour les parents qui ont des enfants en situation de handicap, le parcours scolaire peut être une véritable angoisse. Vous êtes titulaire d’une maîtrise d’intelligence artificielle. Comment vos études se sont-elles déroulées ? Vous étiez dans des institutions à part, dans le circuit classique ?
Didier Roche : La licence et la maîtrise, je les ai faites dans un milieu ordinaire, à la faculté de Jussieu. J’avais fait ma deuxième année d’informatique dans l’association Paul Guinot, à Villejuif, et lorsque j’ai eu le diplôme, je suis passé directement en licence puis en maîtrise. Avec la volonté, toujours, d’y arriver et d’être opportuniste face aux choses qui s’offraient à moi, comme par exemple des professeurs, des chargés de travaux dirigés, qui se sont finalement rendus disponibles. On a imaginé des solutions d’accessibilité dans des unités de valeur, des modules, qui n’étaient a priori pas accessibles. J’ai aussi été très motivé, très déterminé, là où parfois on ne voulait pas de moi. Dans la licence professionnelle, où le corps administratif estimait que je ne pouvais pas faire cette licence professionnelle, j’ai bataillé, je les ai particulièrement embêtés et ça s’est terminé par ceci que l’on m’a dit : « Ecoutez, ça suffit. Maintenant, il n’y a quelqu’un qui peut dire oui, c’est le directeur de l’unité. Allez le voir. Il refusera ! » J’ai pris un rendez-vous, inutile de vous dire que j’avais bâti un argumentaire de folie, imparable. Et puis je suis arrivé dans son bureau, je me suis assis, je me suis dit : « Didier, tu viens de poser ton sac, ta canne, tu as enlevé ton manteau, maintenant, tu y vas ! » « Alors Monsieur Roche, vous voulez faire la formation ? » J’étais prêt, il m’a écouté, ça n’a même pas duré une minute ! C’est quelqu’un qui m’a donné ma chance. Je crois qu’il a pensé que s’il refusait, j’allais lui casser les pieds. Ça m’a challengé. Je crois que j’adore le challenge !
Isabelle Hennebelle : Vous êtes un entrepreneur. Vous vous présentez même comme “serial entrepreneur”.
Didier Roche : Je me présente comme un “serial rêveur”.
Isabelle Hennebelle : C’est compatible, effectivement ! Au moment d’entrer dans la vie professionnelle, vous vous êtes heurté à un obstacle majeur que connaissent bien les personnes en situation de handicap : décrocher un poste. C’est une étape d’autant plus difficile que sur votre CV, vous aviez affiché en toute transparence votre situation : Didier Roche, aveugle.
Didier Roche : En fait, je voulais créer ma première boîte, mais je manquais un peu de cran à l’époque et je me suis dit : « Fais comme les autres… Mais si tu pouvais faire en sorte qu’on ne te réponde pas, ou qu’on ne te prenne pas, ce serait quand même pas mal... » J’ai mis toutes les chances d’échouer de mon côté !
Isabelle Hennebelle : Et vous n’avez reçu aucune réponse ?
Didier Roche : Aucune réponse. Donc ça a marché ! Et en 1994-1995, j’ai créé ma première boîte, Ithaque, une société qui avait pour vocation de vendre des produits et des services à destination des personnes aveugles, notamment des produits de la vie quotidienne. A l’époque, ce marché était détenu de manière monopolistique par une association et je suis allé le bousculer. Ça a duré dix ans. Ithaque, ça vient du latin qui veut dire « c’est pourquoi ? » et c’est le nom aussi de l’île depuis laquelle Ulysse est parti pour faire un long voyage. C’est vous dire combien j’étais prétentieux à l’époque. Je ne sais pas si ça m’a quitté depuis…
Isabelle Hennebelle : Vous étiez plein d’ambition !
Didier Roche : Voilà, ça a duré dix ans, j’ai cédé Ithaque en 2004.
Isabelle Hennebelle : On va le voir ensemble, la diversité dans le monde de l’entreprise est vraiment au cœur de votre combat d’entrepreneur. Avec vous, cette diversité devient une source d’innovation alors qu’on le sait bien, pour d’autres patrons, elle est souvent plutôt une source de contraintes. Vous faites partie notamment des membres fondateurs du fonds d’investissement Ethik Investment, qui a lancé les restaurants et les spas “Dans le noir”. Pouvez-vous nous rappeler le concept de ces restaurants et de ces spas et nous dire comment se portent ces structures aujourd’hui ?
Didier Roche : Elles se portent bien ! L’idée, c’était de proposer sur le secteur de la restauration et du bien-être une expérience nouvelle à l’époque. Il s’agissait de priver les gens de la vue pour qu’ils se concentrent sur plusieurs choses, notamment sur le goût, l’odorat et sur l’échange qu’ils pourraient construire. Et le dialogue se crée presque systématiquement avec ses voisins de table. Ce projet a été développé en France par l’association Paul Guinot en 1999, je l’avais porté avec Julien Prunet et Fabrice Roszczka. Puis un industriel, Edouard de Broglie, en 2004, en a fait un lieu permanent. C’est comme ça que je suis rentré dans l’aventure « industrielle ». Mais on faisait déjà des dîners dans le noir, qui s’appelaient “Le goût du noir” à l’époque. Dans ce cadre associatif, on s’en servait comme sensibilisation au handicap autour du goût. Le restaurateur, aujourd’hui, a plus vocation à en faire un lieu industriel.
Quant au spa, on l’a développé en 2011. Nous sommes partis du constat que dans les pays du Tiers-Monde, notamment, et dans des pays où il y a peu d’emplois pour les personnes handicapées, on recourt parfois aux personnes non voyantes pour faire du massage. C’est le cas en Chine. Alors pourquoi, en France et dans nos pays occidentaux, ne pourrait-on pas mettre des personnes non-voyantes dans les spas de luxe ? On m’a opposé une fin de non-recevoir vers 2006 : « Didier, dans le luxe, le handicap, ce n’est pas glamour ! » J’ai répondu que j’allais monter un spa de luxe avec des aveugles et que dix ans plus tard, ils viendraient me voir parce que je leur aurais démontré que non seulement les aveugles sont des gens performants, mais que le public en veut. Et c’est ce qui s’est passé : dans les années 2015, 2016, des spas de luxe sont venus me demander de former des personnes handicapées visuelles pour travailler chez eux. Et on a mis des non-voyants dans des spas de luxe.
Isabelle Hennebelle : On voit votre détermination. Je crois que vous avez même repassé une formation. C’est ça ?
Didier Roche : Oui, à l’époque, il fallait des fonds pour relancer le projet et j’étais donc allé voir l’Agefiph notamment. J’avais été reçu par la direction générale et j’avais senti qu’il y avait une réticence pour accepter de financer ce projet. Que des non-voyants passent le CAP d’esthéticienne, c’était sympa, mais pas concevable. J’ai trouvé une école d’accord pour que je paye les cours mais je sentais bien qu’on ne me prenait pas au sérieux. Alors je leur ai dit : « Ecoutez, moi, je m’engage à passer le CAP avec les filles et je l’aurai. » Il y a eu un blanc de 15 secondes et la personne m’a dit : « OK, je signe. » En sortant de là, ma collaboratrice m’a demandé si j’étais devenu fou parce que j’avais un planning déjà chargé. Je lui ai rétorqué que je m’étais engagé et que j’irais au bout. Elle m’a répondu : « Oui, c’est ça qui m’inquiète… » J’ai donc passé le cap d’esthéticienne. Je l’ai eu. Mais j’étais le plus mauvais de la classe, la pire moyenne, 14,5/20.
Isabelle Hennebelle : C’était déjà pas mal !
Didier Roche : Il faut dire que les autres ont brillé et les non-voyants ont fini à 17,5/20. Ça a été une belle aventure. Et aujourd’hui, étant titulaire du CAP d’esthéticienne, je suis le cadre technique pour tous les spas que j’ouvre. Donc finalement, ça m’a servi !
Isabelle Hennebelle : Et je crois que vous avez aussi développé des initiatives autour de deux de vos passions, le foot et l’équitation, sports que vous pratiquez ?
Didier Roche : Le foot, je ne le pratique plus, mais je l’ai longtemps pratiqué. J’ai contribué avec Julien Zéléla au développement du cécifoot en France, qui s’est structuré après au niveau international. J’y ai joué jusqu’en 2004 tout en étant organisateur de compétitions nationales et internationales. La France a même fini médaille d’argent aux Jeux paralympiques de Londres, donc ça veut dire que beaucoup de progrès a été fait. Et effectivement, je pratique l’équitation. J’ai un cheval, dans le sud de la France, que je vais voir une fois par mois. C’est un vrai moment d’émotion, un moment fort que l’on passe avec l’animal, un moment où on monte sans sa canne et où on est un cavalier à part entière. Je pratique également une fois par semaine au Polo Club de Paris où, là aussi, je travaille en toute liberté. C’est un cours, il y a plusieurs personnes, mais on me laisse faire un peu ce que je veux, les manèges sont très grands et j’évolue seul. Et c’est aussi un moment où le handicap n’est plus là.
Isabelle Hennebelle : Vous avez aussi créé “Blind & Design”, une autre société. De quoi s’agit-il exactement ?
Didier Roche : C’est parti d’un gag. Avec un ami non-voyant, j’avais tenté de lancer un média qui s’appelait “Serial rêveur”. Je voulais faire des portraits de personnes qui ont réussi après avoir pris quelques coups. Au moment de la pandémie, la boîte qui produisait m’a dit : « Stop, on ne peut plus produire, on arrête tout. » Et donc, à l’occasion d’un déjeuner avec un ami non-voyant, qui est aussi chef d’entreprise, un déjeuner un peu arrosé, on s’est trouvé en fin de repas à aller acheter chacun sa caméra pro pour faire un pied de nez à ceux qui ne voulaient plus produire pour nous. Les caméras sont arrivées sur nos bureaux et on s’est demandé ce qu’on allait en faire. Car vous imaginez bien que des aveugles n’allaient pas se mettre à tourner ! C’est comme ça qu’on a monté une boîte de production audiovisuelle qui s’appelle “Blind & Design”, avec cette idée de slogan amusant : « Quoi de mieux que deux aveugles pour vous faire une vidéo d’enfer ? »
Isabelle Hennebelle : Vous produisez quel type d’émission ?
Didier Roche : On fait des reportages avec les candidats à la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, Fabien Roussel et les autres… Avec un grand moment de débat.. On fait aussi d’autres productions avec du motion design, etc. Si les sociétés ou les associations nous le demandent, on peut rendre ces vidéos accessibles par le sous-titrage, la traduction en langue des signes, l’audiodescription… Et on essaye d’inventer une nouvelle façon de percevoir le jour-J d’un moment grand public, des choses qu’aujourd’hui on ne peut pas percevoir, notamment pour les non-voyants, par exemple comment la personne est habillée, de quelle manière elle arrive, etc. On crée de l’audiodescription déportée sur téléphone pour que chacun puisse l’avoir à moindre coût. On essaye aussi d’être très innovants sur ces sujets-là.
Isabelle Hennebelle : Vous avez créé beaucoup d’autres structures. Finalement, à ce jour, combien d’emplois pour des personnes en situation de handicap avez-vous généré ou contribué à générer ? Est-ce que vous ne recrutez que des personnes en situation de handicap ?
Didier Roche : Je ne recrute que des personnes compétentes. Le handicap peut être parfois source de compétence parce qu’on développe des compétences de compensation : les aveugles ont une très bonne mémoire, les sourds voient très bien, et ainsi de suite. Il y a deux formes de compétence. Il y a la compétence intrinsèque : c’est parce que vous avez ce handicap que vous développez ce type de capacité. Ou l’autre : c’est parce que vous avez ce handicap que vous développez des capacités de compensation. Donc je ne crée pas des boîtes pour créer de l’emploi pour des personnes handicapées mais j’adore la diversité. Combien de contrats de travail j’ai pu signer pour des personnes handicapées, je serais incapable de vous le dire. Un de mes associés, il y a 5 ou 6 ans, s’était amusé à compter. On était à plus de 700. Aujourd’hui, je dirais 800 à 1000.
Isabelle Hennebelle : De nombreux salariés en situation de handicap regrettent d’être en quelque sorte coincés à leur poste, sans proposition de mobilité interne, par exemple. Comment procédez-vous, dans vos propres structures, pour assurer cette mobilité des collaborateurs en situation de handicap ?
Didier Roche : Je crois en les gens. Il m’est arrivé effectivement de faire monter en compétence des collaborateurs pour les amener sur des postes à responsabilité. J’ai un cas fabuleux sur le spa de Paris. Mais l’évolution de postes, il faut aussi la vouloir. Il faut batailler pour l’avoir. Ce n’est pas parce qu’on veut et qu’on le dit tout simplement qu’on peut l’avoir, parce que vous avez un collègue qui lui aussi va vouloir le poste de manager, par exemple. Alors c’est une affaire de relations publiques, ou politiques. C’est-à-dire qu’à un moment, sur un poste important, il faut certes avoir les compétences mais aussi être en capacité de se positionner dans l’environnement pour qu’on pense à vous. C’est la jungle. Sur un poste avec peu de qualifications, a priori, il n’y a pas grand monde qui se battra, sauf ceux qui cherchent un boulot pour commencer. Lorsqu’on veut évoluer, ce n’est pas quelque chose de facile. Il faut aussi être en capacité d’avoir cette rage, cette niaque, et de faire du relationnel. C’est le sens politique.
Isabelle Hennebelle : Si handicap et salariat ne font pas assez souvent bon ménage, on pense aux chiffres du chômage. Associer handicap et entrepreneuriat, c’est encore plus rare. Et vous, vous en avez bien conscience, car vous aidez un très grand nombre de créateurs d’entreprise en situation de handicap. Vous avez créé notamment H’up entrepreneur. De quoi s’agit-il?
Didier Roche : Lorsque j’ai créé ma première société, Ithaque, donc, j’ai eu des oppositions bancaires et des oppositions des assurances. Et donc, à l’occasion d’un rendez-vous où je cherchais une prévoyance, où j’ai dû accepter une augmentation de 30 % et où on m’a enlevé plein de garanties, j’ai fini par dire, agacé : « Ecoutez, profitez. Aujourd’hui, je suis seul. Un jour, je serai nombreux. » Bon, j’ai 23 ans alors, je suis encore une fois très prétentieux. Et lorsque, en 2007, je me suis rendu compte qu’il y avait 35 000 personnes handicapées qui étaient chefs d’entreprise, je me suis dit qu’on était probablement très nombreux à avaler les couleuvres tellement l’humiliation était grande face à ces gens qui nous ont malmenés. J’ai dit : « Maintenant Didier, c’est l’heure d’être nombreux ! » J’ai appelé trois potes, trois chefs d’entreprise handicapés et c’est comme ça que l’association est née en 2008. A partir de là, on a travaillé pour qu’il y ait cette reconnaissance, notamment dans la loi. Maintenant, on peut sous-traiter à un travailleur indépendant handicapé, qu’il soit chef d’entreprise ou libéral ou auto-entrepreneur, et ça ouvre droit à une déductibilité. Et puis après, il s’est agi de mettre en place des programmes d’accompagnement et le fait que le grand public reconnaisse l’entrepreneur handicapé, que le grand public handicapé sache qu’il pouvait aussi entreprendre. Pour ça, on a créé les premiers trophées : les autres entrepreneurs handicapés qui célèbrent l’entrepreneur de l’année en situation de handicap. C’est la cinquième édition cette année.
Isabelle Hennebelle : Vous avez aussi – parce qu’on ne vous arrête jamais – fondé l’Inklusion, avec un K. C’est une start-up qui met en relation des travailleurs indépendants, des handicapés et des entreprises. C’était une nécessité ?
Didier Roche : L’idée, c’était de prolonger le travail associatif afin de permettre à des entrepreneurs en situation de handicap d’être accompagnés pour aller chercher du business, pour aller faire du commercial et ainsi de suite. Tout ce qui relève de ce qui peut enrichir un individu ne peut pas se faire dans un champ associatif. On a donc imaginé cette startup de l’innovation sociale. Alors effectivement, on aide des gens parfois en grande précarité en travaillant sur plusieurs volets, dont la formation. On a créé un tiers lieu, un endroit de coworking inclusif, un modèle qu’on va déployer à travers la France. On crée une plateforme de mise en relation, on travaille sur des fonds d’investissement et par des prises de capital et par l’endettement. Il y a tout un tas de projets qui se déroulent autour de ça. On accompagne actuellement près de 200 personnes dans une douzaine de départements. C’est aussi une belle aventure dans le champ de l’accompagnement.
Isabelle Hennebelle : Quel bilan faites-vous du quinquennat qui vient de s’écouler en termes de handicap et d’emploi ? Quelles sont les avancées ? Et quelles sont les choses qui n’ont pas été réalisées, et qui vous semblent urgentes à réaliser ?
Didier Roche : Dans le champ de l’emploi, des choses ont été faites. Certaines qui ne sont pas forcément en lien avec ce que je défends. Mais il y a un contexte qui parfois s’impose au législateur. Ce qu’on peut constater, c’est que le nombre de chômeurs a baissé. Ça, c’est une réalité qu’on ne peut pas retirer au gouvernement. On est à 480 000 alors qu’à une époque, on était à 520 000 ou 530 000. Certes, c’est 40 000 de moins, ce n’est pas assez, mais c’est quand même 10 % de réduction là où ça avait plutôt tendance à monter avant.. Évidemment, il y aurait des choses à faire, notamment considérer les moyens financiers donnés aux personnes qui sont dans l’emploi. Je pense aux moyens dont l’Agefiph dispose, cette association qui récolte des fonds auprès des entreprises qui n’ont pas leurs 6% de quotas. On voit bien que plus il y aura de personnes handicapées en poste, moins il y aura de contributions, donc moins il y aura de moyens. Pourtant, s’il y a plus de personnes handicapées en poste, il faudra plus de moyens. Et puis je pense, en tant qu’entrepreneur, qu’il faut impliquer davantage d’entrepreneurs sur les budgets et envisager, plutôt que de les placer dans un fonds, de les lui laisser pour qu’il travaille avec son budget, qu’il reverse ce qu’il n’a pas consommé, mais lui donner les moyens. Ensuite, je pense que c’est un système qui doit évoluer vers une mutualisation ou quelque chose de cette nature. C’est-à-dire que dès lors que vous effectuez un travail, que vous soyez entrepreneur ou salarié, une partie de votre rémunération est consacrée à l’intégration des personnes handicapées. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un entrepreneur auto-entrepreneur, il est seul. Pour autant, il peut bénéficier de l’Agefiph. Pourquoi ne contribuerait-il pas, d’une certaine manière, à cet effort commun. La solidarité doit être portée par tous dans le champ de l’emploi pour assurer une pérennité du système.
Isabelle Hennebelle : Ce podcast touche bientôt à sa fin. Avant de terminer, quel serait le meilleur conseil à donner à un jeune en situation de handicap qui s’interroge sur son avenir professionnel ?
Didier Roche : Eh bien, peut-être d’ajouter un handicap supplémentaire à celui qu’il a : être sourd. Parce que plein de gens vont lui dire que ce n’est pas possible. Il faut croire en ce que l’on fait. Il faut accepter le doute parce que le doute, ça permet d’agir parfois dans la foi. C’est parce que l’on doute que l’on décide. C’est cette rage au cœur qui, lorsque vous serez en difficulté, va vous donner l’énergie pour avancer. Il faut écouter et regarder ceux qui vont vous dire que c’est possible. Le mur de l’impossible recule devant l’être qui marche. L’Humanité ne cesse de prouver cela. Il faut simplement croire en soi, peut-être prendre quelques avis, mais en tout cas, il faut y aller parce que l’aventure est belle. Et puis moi, j’ai réussi des choses et j’en ai planté plein. Et je sais que c’est dans l’échec aussi que l’on apprend. La réussite comme l’échec ne sont que des expériences de vie qui vous sont données pour pouvoir comprendre et avancer.
Isabelle Hennebelle : Merci Didier Roche pour votre témoignage. Retrouvez d’autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Lemonde.fr et les plateformes d’écoute. A bientôt !
Interview de Charles Gardou, anthropologue, pour le podcast « Rebond » du Monde
Il donne sa place à la fragilité, à la diversité humaine, à ceux qui ne sont pas dans la norme. Comme le porte-voix de ceux qui ne la prennent pas. Charles Gardou est anthropologue. Il étudie l'humain. Celui d'hier et d'aujourd'hui. Et il consacre sa vie à nous interroger sur notre rapport au handicap. A travers une quinzaine d'ouvrages, il a questionné, décrypté, analysé une société qui rend extraordinaires des différences ordinaires. Une société où ces différences sont encore vues à la marge comme des contraintes. Charles Gardou est l’invité du podcast « Rebond », réalisé en partenariat avec l'Agefiph, au micro de Joséfa Lopez.
Joséfa Lopez : Bonjour Charles Gardou. Merci d'être avec nous pour ce podcast consacré au handicap, un podcast que nous voulons résolument positif et constructif. Vous êtes anthropologue, mais également professeur à l'Université Lumière Lyon 2, et vous dirigez la collection « Connaissances de la diversité », aux éditions Eres. Pour débuter ce podcast, une question que nous posons à tous nos invités : sachant que chacun peut le vivre et l'appréhender différemment, quelle est votre définition du handicap ?
Charles Gardou : En quelques mots, le handicap est un événement individuel à dimension collective, et c'est ce qui le rend paradoxal. C'est une difficulté, une déficience, un trouble, une lésion, qui touche directement une personne et qui, en même temps, résonne sur un entourage immédiat, une société. C'est ce qui rend cette situation tout à fait singulière.
Joséfa Lopez : Vous travaillez depuis de nombreuses années sur le sujet du handicap. L'anthropologie, c'est une discipline très vaste. Pourquoi avoir choisi ce sujet en particulier ? Quel a été le déclic ?
Charles Gardou : J'ai tenté de définir une anthropologie du handicap à travers plusieurs niveaux. D'abord, ce qui se pense, des concepts, des mots ou des expressions. Ensuite, ce que vivent les personnes elles-mêmes et ce qu'elles vivent confrontées aux autres. Et enfin, ce qui s'organise en termes de rituels, de structures, de fonctionnement social. Avec ces trois niveaux, on arrive à déterminer une anthropologie des situations de handicap.
Joséfa Lopez : Vous étudiez la place du handicap dans de nombreuses cultures. Ces cultures sont variées, forcément, mais est-ce qu'il y a un point commun dans leur rapport au handicap ?
Charles Gardou : Il y a quelque chose qui est universel, c'est la fuite des humains devant cette forme de fragilité. Cette fragilité qui les habite dès qu'ils adviennent au monde, qui ne les quitte plus. Au-delà des singularités, des réactions, il y a des phénomènes de fuite dans l'imaginaire. On se demande si le handicap ne vient pas d'une vengeance des dieux. C'est infiniment divers et j'en suis venu à me dire que l'imaginaire dans le domaine du handicap agissait comme une sorte d'antidestin. On n'admet pas cette condition éphémère qui est la nôtre. Rien n'est définitif. Rien n'est acquis et donc on a envie de trouver d'autres explications. Je pense qu'on fantasme d'autant plus le handicap qu'on ne le connaît pas.
Joséfa Lopez : Est-ce pour ça qu'il est important d'étudier la place du handicap dans notre société ? Parce que, justement, on le connaît peut-être mal, ou parce qu’on en a peur ?
Charles Gardou : Vous avez raison de le dire. Je pense que nos sociétés sont dans des processus de fuite. On voit bien aujourd'hui, à l'échelle du monde, que le handicap ne concerne pas une petite population d'ordre homéopathique qui circule sur le trottoir d'en face.
Joséfa Lopez : Il concerne d’ailleurs un Français sur cinq, si on s'intéresse à l'Hexagone.
Charles Gardou : Et quand on voit le rapport qui a été cosigné par la Banque mondiale et l'OMS, publié, si mes souvenirs sont bons, en 2011 à New York : un humain sur sept vit peu ou prou en situation de handicap. Un humain sur sept. C’est considérable ! Donc, le handicap n'est pas à la marge. Il est au centre de la condition humaine. Et prendre conscience de ça, c'est faire du handicap une responsabilité collective. On ne peut pas le cantonner à quelque chose qui touche simplement une personne. Ça interroge l'humanité entière et ce n'est pas exceptionnel. Je crois qu'on voit de l'extraordinaire là où il n'y a que de l'ordinaire. C'est difficile à dire, c'est difficile à conscientiser, mais il est ordinaire d'être blessé. Ce n'est pas pessimiste, c'est réaliste.
Joséfa Lopez : Selon vous, dans la vie, on oublie souvent le début et la fin, c'est-à-dire la période où nous étions dans un landau durant l'enfance et la vieillesse, où nous marchons avec un déambulateur. On ne voit que ce moment où, si on n'est pas en situation de handicap, tout va bien, lorsqu’on est indépendant.
Charles Gardou : C'est ça. Je crois que les sociétés fuient devant le handicap, chacun le faisant à sa manière, et on veut oublier. Le plus regrettable, c'est qu'aujourd'hui, les plus fragiles, les plus fragilisés par la maladie, par des troubles, des lésions, des traumatismes, des handicaps,… sont les moins bien considérés.
Joséfa Lopez : Un de vos livres s'appelle La société inclusive, parlons-en !. Il a pour sous titre Il n'y a pas de vie minuscule. C'est comme ça que sont considérées les personnes en situation de handicap, selon vous ? Il y a une hiérarchisation des vies ? Les forts d'un côté, les plus faibles de l'autre ?
Charles Gardou : Oui, je crois qu'il ne faut pas le cacher. Il y a aujourd'hui une stratification, une hiérarchisation des vies. Il y a des vies qui sont considérées comme majuscules, qui sont célébrées, qui sont choyées, et des vies minuscules qui sont niées, qui sont déconsidérées. Et cette hiérarchisation des vies est, à mes yeux, la première ennemie d'une société inclusive, parce que ça renvoie davantage à une société exclusive. Cette société ne serait faite que pour les puissants, que pour les forts, que pour les protéger des vicissitudes du monde. Notre société - et tout ce qui la compose, c'est-à-dire le capital collectif, les biens communs- appartiennent à tous et à chacun. Chacun en est héritier par naissance, et rien n'indique, rien n'est écrit nulle part, que ceux qui n'ont pas la chance de ne pas porter de blessures sont propriétaires du monde.
Joséfa Lopez : Comme si une partie du territoire était confisquée, finalement, par une partie de la société.
Charles Gardou : Je crois qu'il y a des phénomènes de confiscation. Aujourd'hui, on parle beaucoup d'auto-détermination, de la reconnaissance de la parole des personnes en situation de handicap. Mais c'est une parole qui n'est pas écoutée, qui n'est même pas entendue. On parle à leur place, on décide à leur place et ce sont des gens qui sont niés dans leur potentiel et leurs capacités.
Joséfa Lopez : Michel Foucault écrivait que l'on peut caractériser la société par la façon dont elle se débarrasse non pas de ses morts, mais de ses vivants. Comment, alors, peut-on caractériser notre société actuellement ?
Charles Gardou : Notre société est encore - et je le regrette, nous en sommes tous coupables et responsables, pour reprendre les mots de Levinas -, une société exclusive. Il suffit d'observer autour de nous pour le voir. Aujourd'hui, c'est la puissance qui triomphe.
Joséfa Lopez : Le handicap touche un Français sur cinq, on l'a dit. On peut naître handicapé, mais on peut aussi le devenir. Tout le monde peut donc être concerné à un moment de sa vie. Vous l'écrivez, nul ne connaît la sécurité de lendemain sans faille. Et pourtant, on met le handicap de côté. Pourquoi ? Nous n'arrivons pas à prendre conscience que cela peut nous arriver ?
Charles Gardou : Je reviens sur la question de la fuite. C'est une esquive, c'est une fuite. Nous proclamons des droits de l'homme universels. Nous le redisons souvent, nous avons un triptyque : liberté, égalité, fraternité. Et subsiste aujourd'hui une faille, un gouffre, entre les intentions qui sont belles, qui sont louables, et les actes. C'est tout à fait regrettable de constater que nombre de personnes aujourd'hui sont privées de droits fondamentaux. Je dis bien des droits humains fondamentaux. Ces droits humains fondamentaux, c'est le droit d'enfance, le droit à l'éducation, le droit à faire œuvre par une activité professionnelle ou à caractère professionnel. C'est le droit à participer au monde de l'art, de la culture, c'est tout l'écosystème qui est concerné. Or aujourd'hui, il y a des privations de droits auxquelles on s'est habitué.
Je reprends souvent ces mots de Simone de Beauvoir : "Le plus scandaleux dans le scandale, c'est qu'on s'y habitue." On s'habitue à des mises à la marge, on s'habitue à des mises à l'écart. Je pense que notre société, pour répondre précisément à votre question, doit s'interroger sur ces deux registres. Il y a des phénomènes de captation du patrimoine qui sont tout à fait indus et il y a de l'autre côté un oubli des plus fragiles d'entre nous, ceux dont on pense qu'ils n'entrent pas dans la norme que nous avons nous-mêmes culturellement construite, qui n'est pas une norme absolue, mais qui agit comme une sorte de centrifugeuse culturelle qui exclut tous ceux qui ne sont pas à la toise.
Joséfa Lopez : Et pourtant, on parle beaucoup d'inclusion aujourd'hui. Vous n'aimez pas trop ce mot. Pour dites que pour permettre une société inclusive, il faut avoir “une intelligence collective de la vulnérabilité”...
Charles Gardou : Ce que je veux dire là, c'est que nous devons ensemble considérer que la vulnérabilité est notre lien natif. La force nous divise. La fragilité nous rapproche et nous lie. Ça, nous l’oublions. Et on voit bien aujourd'hui les événements du monde comme, hélas, la guerre qui se développe en Ukraine et qui touche les plus fragiles. Et permettez-moi de faire un signe aux 91 000 enfants handicapés en Ukraine, accueillis en institutions. Qu'en est il de leur sort dans cette situation d'exode obligatoire et obligé ? C'est fondamental. La fragilité nous relie, la force nous divise. La force, c'est la guerre. La force est le conflit armé et finalement, qui gagne au bout du compte ? Nos sociétés oublient cela.
Il ne s'agit pas simplement, pour revenir à vos mots, de faire de l'inclusion, c'est-à-dire de mettre dedans quelqu'un que l'on imagine dehors. Il y a là, à mes yeux d'ailleurs, une distorsion éthique et philosophique. Tout être humain qui advient au monde est dans la maison commune composée d'humanité. Il nous faut reconnaître ça. Nous sommes généalogiquement inscrits dans cette maison commune. Donc, il ne s'agit pas de mettre dedans, mais il s'agit d'aménager cette maison commune pour que chacun puisse s'y mouvoir. S'y réaliser, y vivre. Faire œuvre. Aimer. Être aimé. Travailler. Réaliser des activités artistiques. Composer cette maison. L'aménager.
A mes yeux, le mouvement inclusif consiste à ne plus exproprier. Ou déshériter, notamment des droits fondamentaux. Mais je crains beaucoup une sorte de fièvre inclusionniste qui consisterait à mettre dogmatiquement et mécaniquement dans un dedans qui ne serait pas aménagée. Vous le savez, madame, il y a des formes d'exil à l'intérieur qui sont bien pires que des placements à l'extérieur et je crois qu'il nous faut veiller à ça. Je ne dis pas qu'il y a là mauvaise inspiration, mais il y a une sorte d'emballement. Etymologiquement - revenons à l'étymologie des mots, elle nous éclaire toujours beaucoup -, l'inclusion renvoie à l'enfermement, à la réclusion, à l'occlusion. C'est ainsi qu'en verrerie, on va parler d'une inclusion quand une imperfection s'immisce dans le verre. En art dentaire, on va parler d'une inclusion quand une dent est incarcérée dans l'arcade osseuse. C'est ça, le sens premier du terme. Or nous ne voulons pas enfermer : nous voulons aménager la maison et tous les morceaux de la mosaïque sociale sont concernés. On parle beaucoup de l'école, mais finalement, avant, il faut parler des structures de la petite enfance, des structures de loisirs, du tourisme... Réaliser - et j'utilise cette expression métaphorique, donc je la reprends avec vous - faire de la société un chez soi pour tous.
Joséfa Lopez : En tenant compte, aussi, de nos diversités, de nos spécificités.
Charles Gardou : Et donc de l'universalité. Je crois qu’aujourd'hui, la tentation d'écraser la diversité et les singularités peut rendre le monde immonde. C'est ça le défi. Reconnaître que nous sommes pluriels, que nous sommes divers, que nous sommes singuliers. Il y a une expression que je redoute, et donc une expression que je n'utilise plus, lorsqu'il s'agit d'enfants ou de personnes en situation de handicap : dire "des personnes différentes". Ça me paraît être une expression abusive. Nous sommes tous différents. C'est d'ailleurs la définition même de l'humanité. Une infinité de singularités. L'humanité, c'est une infinité de singularités, de défauts, d'aspérités. Alors dire "nous accueillons des enfants différents à l'école", "nous accueillons des adultes différents au travail", c'est d'emblée verser dans une sorte de différentialisme et de séparatisme. Non. Nous sommes les mêmes. Nous sommes faits de la même chair. Circule en nous un sang d'une pareille couleur. Mais nos expressions sont différentes, nous sommes des variations sur le même thème. Le thème de l'humanité et le thème d'une humanité fragile. Voilà la règle.
Joséfa Lopez : Vous parlez du monde du travail, or il est souvent difficile, quand on est une personne en situation de handicap, de travailler. C'est vraiment un chemin de croix. Pourquoi est-ce si compliqué ?
Charles Gardou : Alors, c'est multifactoriel. D'une part, le système éducatif, jusqu'à présent, s'est hélas montré assez défaillant. Songez qu’au début du XXe siècle, la loi de 1909 commence à créer des écoles de perfectionnement pour accueillir ces enfants dits "scolarisables". Ensuite, on traverse le siècle, on arrive à la loi Veil de juillet 1975, cette grande loi d'orientation sur les personnes handicapées qui fait de l'intégration une priorité nationale. Je n'ai pas dit une obligation, mais une priorité nationale. Après beaucoup d'atermoiements, beaucoup d'hésitations. Trente ans plus tard, en 2005, il y a eu la Loi sur l'égalité des droits et des chances. Il y a donc là un système éducatif qui a mis du temps à prendre en compte les enfants en situation de handicap. Et il atermoie encore et souvent par défaut de formation des acteurs éducatifs eux mêmes. A mes yeux, il y a là une carence à laquelle il nous faut urgemment remédier. On ne peut pas à la fois faire des injonctions à accueillir tous les enfants en situation de handicap à l'école et ne pas y former les acteurs, hormis ceux dont on dit qu'ils sont spécialisés. Il faut aussi former les généralistes. Cette défaillance du système éducatif se perpétue donc hélas encore un peu, et fait que nombre de personnes en situation de handicap n'ont pas atteint le niveau qu'elles auraient pu atteindre, et donc qu'elles sont difficilement employables.
Joséfa Lopez : Des enfants mal formés, mal éduqués, si on ose l’expression, ne peuvent pas devenir des adultes…
Charles Gardou : Des adultes qui ont le niveau d'instruction requis. Les lieux de formation pour les adultes aussi ne sont pas assez ouverts aux personnes en situation de handicap. Il y a un problème d'employabilité. Quand des entreprises demandent du niveau bac +3 au bac +5, trop de personnes en situation de handicap sont au niveau bac ou moins. Par ailleurs, il y a une défaillance au niveau de l'éducation et de la formation à corriger. Deuxième facteur, les préventions des chefs d'entreprise, des DRH qui ont rarement côtoyé ces questions et qui n'y ont pas été formés du tout.
Joséfa Lopez : Ils voient cela d'abord comme une faiblesse, avant de se dire que “peut-être, cette personne apportera quelque chose à l'entreprise”...
Charles Gardou : Tout à fait. Ce que vous dites, c'est vrai, et en même temps, on parle des représentations historiques, des représentations négatives. Mais comment agir sur les représentations de ceux qui, aujourd'hui, ont des responsabilités dans le monde du travail, qui n'est pas un monde exclusif ? Des gens qui seraient bien dans la norme. Je reviens à mon expression privilégiée, "mouvement inclusif", "processus inclusif", et non pas inclusion. Le monde du travail ne peut pas être exclusif, mais il faut y préparer ceux qui en ont la responsabilité. D'où des leviers sur lesquels il faut agir là aussi urgemment pour provoquer le mouvement que l'on souhaite, c'est-à-dire pour aller vers cet horizon inclusif. Premier levier, je le dis souvent, l'éducation la plus précoce possible. C'est l'œuvre la plus utile qui soit pour agir sur des représentations. Comment peut-on penser qu'un enfant qui est maintenu dans des milieux aseptisés pendant sa petite enfance deviendra par miracle un adulte perméable aux formes de diversité humaine ? Ça ne marche pas comme ça.
Joséfa Lopez : Et à l'inverse, en l'incluant dans une classe dite "classique", ça permettra aussi aux autres enfants de s'habituer à la différence ?
Charles Gardou : Voilà, il y a une sorte de co-éducation, c'est le premier levier. Deuxième levier : la formation dans les différents secteurs professionnels, tous secteurs, que ce soit la justice, l'éducation etc.., sans aucune exception. Là aussi, comment peut-on penser que des professionnels totalement impréparés n'auront pas des représentations imaginaires fantasmatiques de la question du handicap? Certains diront “bon, ça fait bien, c’est moral, il faut accueillir…” Non, ça ne fonctionne pas comme ça, une société ! Il y a là l'urgence à mes yeux d'une commission nationale. D'aucunes n'ont pas une utilité flagrante. Celle-là en aurait une qui tenterait de capter les besoins fondamentaux dans les lieux professionnels. Les besoins réels, les besoins ressentis, de manière à faire une sorte de tronc commun avec des arborescences professionnelles. Pour décider que dans toute formation initiale, il y aura une formation sur cette question afin d’agir sur les représentations. Troisième niveau, il est évident, on l'a dit tout à l'heure, on ne fera pas évoluer les choses si on ne prend pas en compte la parole, l'expertise du dedans, des personnes qui vivent ces situations., et pas seulement symboliquement en faisant venir une personne en situation de handicap ou un parent qui témoigne : ça, ça déclenche de l'émotion, mais il faut plus que ça. Les experts du dedans apportent des savoirs non substituables, irremplaçables. On considère que l'expertise, c'est un mot sacré pour les professionnels, pour les scientifiques mais il n'y a pas une expertise de l'intérieur.
Joséfa Lopez : Vous dites d'ailleurs "soigné par tous, on peut mourir de n'exister pour personne".
Charles Gardou : C'est un autre thème que je développe dans le livre auquel vous avez fait mention tout à l'heure, La société inclusive, parlons-en ! Effectivement, je pense que notre société peut s'abuser aujourd'hui en répondant : on leur donne des moyens de vivre. Il y a l'AAH, l'allocation adulte handicapé. Il faudrait encore considérer le niveau l'AAH, qui est largement en deçà du seuil de pauvreté ! Et puis un humain ne peut se satisfaire simplement des moyens de vivre, c'est-à-dire de s'auto conserver, de préserver sa vie biologique. Il a besoin de se sentir exister. Il ne suffit pas de boire, de manger, de venir travailler. On veut être reconnu. J'ai coutume de modifier le cogito cartésien en disant : "J'existe parce que je compte pour quelqu'un." Se sentir exister, c'est avoir le sentiment d'une utilité. Et pour revenir au thème du travail et lier les deux réponses, faire œuvre à sa mesure, quelquefois à sa petite mesure, c'est se sentir exister. Beaucoup aujourd'hui ont des moyens de vivre - j'allais dire de survivre ou de “sousvivre” -, mais ils ne se sentent plus exister parce qu'ils ne se sentent plus utiles, plus reconnus, ils ne se sentent plus compter pour quelqu'un. Permettez-moi simplement, à la suite de l'ouvrage qui a été écrit par un journaliste (Les Fossoyeurs - Révélations sur le système qui maltraite nos aînés, de Victor Castanet, Fayard), de penser aussi aux personnes du grand âge. Quand on visite une maison qui accueille des gens du grand âge, on voit que ces gens, ils vivent encore, ou plutôt ils survivent encore, mais ils n'existent plus parce qu'ils n’ont plus de repères. Ils ont quitté leur famille, ils ont quitté leur village, tout ce qui leur était cher, et ils attendent. Je compare de manière un peu cruelle les maisons de retraites à des salles d'attente. Mais personne ne vient.
Joséfa Lopez : Dans votre livre Pascal, Frida Kahlo et les autres, ou quand la vulnérabilité devient force, paru en 2014 aux éditions Erès, vous mettez en avant des exemples célèbres de personnalités qui étaient en situation de handicap pour montrer la force qu'elles en ont tiré.
Charles Gardou : J’ai fait chacun de mes ouvrages par passion, mais de tous, je vous avoue que celui-là m’a particulièrement enthousiasmé. Parce que, vraiment, j’avais envie de savoir. J'aborde des vies qui ont laissé trace dans l'histoire de notre humanité. Pascal, affaibli par beaucoup de phénomènes physiques et psychologiques, Rousseau et puis Frida Kahlo, pour qui j'ai une affection et une admiration particulières, blessée par un accident très grave de tramway à Mexico et qui a construit des peintures magnifiques à partir de sa blessure, sa blessure intime. J'essaie de montrer dans ce livre que d'une blessure peut naître une ressource, une force tout à fait particulière. J'aime beaucoup la phrase de Faulkner qui, finalement, résume ce que j'ai voulu écrire : “L'huître sécrète une perle de ce qui la blesse.” Bien sûr, on pourrait me dire que je suis tombé dans le panneau des gens célèbres. J'ai voulu montrer, à l'inverse, pour tous les anonymes - j'allais dire les gens de peu, pour reprendre l'expression d'un collègue anthropologue- exactement le contraire : que même eux, qui sont célèbres, connaissaient cette blessure-là. C'est donc un livre où je montre ce renversement des choses. En revanche, je suis assez réservé sur cette célèbre phrase, "ce qui ne tue pas rend plus fort". Je crois que ce qui ne tue pas ne rend pas toujours aussi fort que l'on croit. On doit aussi en permanence se confronter à sa faiblesse, à ses doutes, à ses désespérances. Et ce n'est pas si simple que ça. Il y a aussi des jeux de simplification. Je n'ai pas voulu le faire dans ce livre. Il y a une manière, par rapport aux blessures humaines, qu’elles soient physiques, sensorielles, mentales, psychiques, affectives, intellectuelles, d'aseptiser les choses. Je m'y refuse. Ça ne sert à rien, alors ce n'est pas le plaisir de noircir, de faire ce que faisaient les peintres du XVIe siècle, mais c'est simplement que je ne pense pas qu'en passant au large des réalités, on apporte des solutions.
Joséfa Lopez : Vous avez sorti récemment un nouveau livre, La fragilité de source, ce qu'elle dit des affaires humaines. De quoi parle-t-il alors ?
Charles Gardou : Dans ce livre-là que j'ai porté longtemps en moi, je croise une expérience personnelle - je suis père d'une fille affectée d'une maladie rare - avec ma vie d'universitaire, de chercheur et d'anthropologue. C'est donc une sorte de triangulation entre elle qui m'est infiniment proche, vous l'avez compris, et mon regard sur le monde, sur la société, sur les phénomènes, sur la société inclusive. Je vais plus avant que dans le précédent sur cette question d'une société souvent très exclusive. J'aborde le problème des violences indues dans le monde, le problème du grand âge, les problèmes de la singularité, de l'universel. C'est pour ça que le sous-titre est très important, cette fragilité de source de ma fille. J'ai pris l'expression l'eau de source, ce qui coule d'emblée avec la vie qui advient, pour elle a été blessée très tôt. Trop tôt. Sitôt éclose. Sitôt ternie. Effectivement, je montre comment cette source-là, qui l'a blessée, elle, m'a inspiré et m'a guidé. Parfois, c'est une façon aussi, puisqu'elle n'a pas les mots, de lui dire qu'elle m'en a dicté beaucoup.
Joséfa Lopez : C'est donc un livre plus personnel.
Charles Gardou : Un livre à la fois personnel et qui, en même temps, va vers ce qui dépasse, qui va de l'intime à l'universel, qui croise l'affectif et aussi l'intelligible, le social et le politique. Et c'est un livre qui m'a beaucoup coûté à écrire. Vous l'imaginez, ce n'est jamais simple. En tout cas, ce n’est pas du tout un témoignage stricto sensu, je ne me raconte pas dans ma vie quotidienne avec elle, mais je pars d'elle pour penser le monde.
Charles Gardou : Merci beaucoup Charles Gardou pour votre témoignage. Pour prolonger le sujet, je recommande à nos auditeurs l’ensemble de vos ouvrages. Retrouvez d'autres portraits dans notre podcast "Rebond" sur Lemonde.fr et sur les plateformes d'écoute. A bientôt !
Interview du rappeur et comédien Gringe pour le podcast « Rebond » du Monde
Sur scène, le public a découvert son flow aux côtés du rappeur Orelsan dans le groupe « Les Casseurs Flowters », avant de le retrouver dans une carrière solo, recevant un disque d’or pour son album Enfant lune. Derrière l’écran, le public l’a aperçu dans les films Carbone, Les Chatouilles, Comment c’est loin, mais aussi dans des séries télévisées comme Validé ou VTC.
Dans son premier roman, Ensemble on aboie en silence, le rappeur et comédien Gringe, de son vrai nom Guillaume Tranchant, a publié en 2020 les échanges qu’il a eus avec son jeune frère Thibault, atteint de schizophrénie. Désormais parrain de l’association « La Maison perchée », qui accompagne de jeunes adultes vivant avec un trouble psychique, il explique au micro de la journaliste Isabelle Hennebelle comment vivre au quotidien avec cette maladie. Un épisode du podcast « Rebond » du Monde, en partenariat avec l’Agefiph.
Isabelle : Bonjour Gringe, merci d’être avec nous pour ce podcast. Nous sommes ensemble pour découvrir votre histoire, votre parcours et peut-être, je l’espère, pour que vous nous transmettiez quelques conseils. Avant toute chose, une définition de l’Inserm pour nos auditeurs : la schizophrénie, c’est une maladie psychiatrique caractérisée par un ensemble de symptômes très variables. Les plus impressionnants sont les délires et les hallucinations, mais les plus invalidants sont le retrait social et les difficultés cognitives. Environ 600 000 personnes sont concernées en France. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette définition ? Et puis, quelle serait votre propre définition de ce handicap ?
Gringe : Je suis tout à fait d’accord avec cette définition, et de toute façon, la schizophrénie est un sujet bien trop complexe pour que j’en maîtrise tous les tenants et aboutissants. Je parviens à comprendre davantage la schizophrénie que subit mon frère, mais il n’y a pas deux cas qui se ressemblent. Alors comment je la définirais, moi… Je sais que mon frère a une phrase que je trouve touchante et plutôt pertinente : il appelle ça « l’illusion de la vérité ».
Isabelle Hennebelle : Comment cette maladie s’est-elle révélée chez Thibault et quels en sont chez lui les symptômes ?
Gringe : Thibault subissait des hallucinations – c’est moins le cas aujourd’hui. Des hallucinations auditives surtout, et parfois visuelles, surtout les premières années de sa pathologie. Cela l’a conduit à se renfermer dans un mutisme et à se replier beaucoup sur lui-même. C’était en 2001.
Isabelle Hennebelle : Quel âge a-t-il alors et comment réagissez-vous ?
Gringe : Il avait 19 ans. A ce moment-là, il demande à mes parents de le déscolariser parce qu’il avait de plus en plus de problèmes d’attention à l’école et parce que le cadre scolaire l’oppressait. Il en parlait depuis des années. Ma tante lui propose alors un petit boulot à l’hôpital Lariboisière : coursier, ou quelque chose comme ça. Et passé la première semaine, s’invitent dans ses discussions des voix parasites. Son premier épisode psychotique survient. Et puis ce phénomène va se répéter les jours suivants. Alors il alerte maman qui vient le chercher lui faire passer des examens psychiatriques.
Isabelle Hennebelle : Et c’est là que le diagnostic est posé.
Gringe : Oui, pour la première fois, on parle de schizophrénie, mais le médecin reste très évasif avec ma mère. Il lui dit juste : « C’est une maladie chronique avec laquelle votre enfant va devoir vivre toute sa vie. » Après, c’est un parcours du combattant. Ma mère doit aller à la pêche aux infos pour comprendre ce que traverse Thibault, comment l’aider, de quoi il a besoin. Un long, long parcours du combattant.
Isabelle Hennebelle : Dans quelle mesure la schizophrénie de Thibault a-t-elle affecté la vie de votre famille ?
Gringe : La souffrance d’un proche éclabousse et ricoche sur tout le monde. C’est compliqué. On a tendance à percevoir la famille ou le cocon familial comme une espèce de rempart autour des gens d’une même famille. Et là, d’un coup, le rempart se fissure. On est dans l’inquiétude, l’incompréhension. On est dans la souffrance, évidemment, de voir un proche souffrir si violemment et de si près. Surtout, à ce moment-là, Thibault n’est pas capable de verbaliser ce qui lui arrive et de nous expliquer ce qu’il ressent. Il est en fusion avec ses premiers symptômes. Le fameux phénomène d’ « insight » apparaît : il n’a absolument pas conscience d’être absorbé ou habité, en tout cas parasité par des hallucinations, des voix. C’est très déroutant. Alors très rapidement, on essaie de se rassembler, mes parents ou moi. Je saisis à ce moment-là qu’il se passe quelque chose d’irréversible.
Isabelle Hennebelle : Et dans quelle mesure votre propre parcours en a-t-il été affecté ?
Gringe : Thibault vivait déjà avec sa schizophrénie avant que ne m’arrive, sur le plan professionnel, tout ce que j’ai pu traverser avec mon pote Orelsan, en groupe ou tout seul. Mais c’est vrai qu’au moment où on sort notre premier album, avec Orelsan, il se trouve que Thibault ne va vraiment pas bien et que j’essaie, même pendant la création de l’album, de faire des allers-retours dans le Sud pour suppléer ma mère dans cette épreuve, puisqu’elle l’a accompagné tout au long de son parcours psychiatrique. Je ne peux pas jouir pleinement de ce qui m’arrive alors. Tout est flou, compliqué.
Isabelle Hennebelle : Vous ressentiez une forme de culpabilité, peut-être ?
Gringe : Oui, parce que voir son petit frangin privé de ses potentiels d’avenir et de jeune adulte alors que tout un monde s’offre à moi… Il y a quelque chose de hautement injuste. Et du coup ce que je vis, je le vis en demi-teinte.
Isabelle Hennebelle : Vous avez vous-même traversé des épisodes dépressifs, vous avez pris des drogues. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Gringe : Je me sens mieux, mais c’est aussi à ça que doit servir l’écriture. En tout cas celle d’un bouquin comme celui que j’ai écrit, où on revient un peu sur notre passé. On se raconte. On comprend un peu mieux, aussi, avec le recul, ce qu’on a traversé, la manière dont on s’est construit. Ça aide à coller des pansements par endroits. Donc oui, ça va, ça va mieux. C’est aussi ce genre de projet qui me fait aller mieux.
Isabelle Hennebelle : Est-ce que vous avez l’impression que votre propre souffrance vous a permis de mieux comprendre votre petit frère, d’être plus en empathie avec lui ?
Gringe : Oui, mais pour autant, je ne suis pas convaincu que sa maladie m’ait appris à mieux l’appréhender, à mieux le comprendre. Et je me suis rendu compte, après plusieurs années, que minimiser ce qui m’arrivait de bien n’était pas forcément quelque chose de positif pour lui. Au contraire, si je lui confiais mes réussites et mes plaisirs, ce qui m’arrivait de bon via le boulot, c’était quelque chose de valorisant aussi pour lui. Surtout que je suis toujours sur des projets qui sont très personnels, très intimistes et qui parlent aussi de la thématique familiale. J’avais déjà fait un morceau sur mon frère qui s’appelle Scanner, sur mon premier album, Enfant Lune.
Isabelle Hennebelle : Dans quelle mesure la schizophrénie de Thibault est-elle une source d’inspiration ?
Gringe : Elle n’est pas une source d’inspiration au sens propre du terme. Et si je pouvais réviser un peu l’histoire, je ferais en sorte que ça n’arrive pas. Mais en général, l’art permet de transcender la souffrance, de surmonter certaines épreuves, ou en tout cas de se fabriquer des outils de compréhension en temps réel, comme c’est le cas avec le bouquin. Pour l’écrire avec lui, il a fallu que je l’interviewe quelques semaines. Il y a eu tout un travail d’enquête qui permet de mieux se comprendre, qui renseigne beaucoup sur soi.
Isabelle Hennebelle : Ce roman, Ensemble on aboie en silence, vous l’avez donc écrit avec votre frère ? Comment cela s’est-il fait ?
Gringe : J’ai d’abord mentionné un jour, au cours d’une interview, que peut-être j’aimerais écrire un bouquin, mais c’était loin de moi. J’expliquais même que mon frère m’avait amené à une certaine forme de littérature, que mes livres de chevet m’avaient été conseillés par mon frère. Bukowski, pour ne citer que lui. Alors quand on me propose ce projet d’écriture, je n’ai plus grand-chose à faire à ce moment-là, je suis un peu vidé par un an et demi de tournée et de vie sur les routes… Mais on me propose une carte blanche d’écriture autour de la schizophrénie, celle de mon frère, et pourquoi pas de l’inviter à écrire avec moi.
Isabelle Hennebelle : Vous avez donc travaillé ensemble, tous les deux ?
Gringe : C’est là que l’affaire s’est complexifiée. Thibault était très réticent. Dès le début, il place la littérature sur une espèce de piédestal. Il ne veut absolument pas s’improviser auteur. Il veut encore moins que je le fasse, moi, tout en le décortiquant, lui. Il dit qu’il n’a pas envie d’être une souris de laboratoire et que je le scrute, que je le déchiffre. Et puis il y a alors tout un mystère autour de ses symptômes et il n’a pas envie d’en parler. Mais je sais qu’il avait écrit des textes dix ou quinze ans plus tôt sur sa découverte du monde psychiatrique, ses premiers séjours en clinique, des pages merveilleuses et j’ai envie qu’il les partage. Surtout, j’ai envie de l’impliquer dans le processus d’écriture. On a su trouver une espèce de compromis. Dans le bouquin, il y a quelques photos qu’il a prises et annotées lui-même, qui viennent en réponse à certains chapitres. Il a accepté de commenter certains chapitres aussi et il a accepté que je l’interviewe en amont de l’écriture du livre. J’avais envie qu’il me raconte ses voyages. Il a beaucoup baroudé et c’est lors de ces voyages qu’il a eu ses plus grandes hallucinations. J’y ai vu quelque chose de romanesque, un peu épique, un peu fantastique aussi. J’ai donc essayé de le rassurer et de gagner sa confiance. C’est comme ça qu’il finit par s’embarquer avec moi.
Isabelle Hennebelle : Pendant combien de temps avez-vous travaillé ensemble et qu’est-ce que ça vous a apporté ?
Gringe : L’écriture a duré cinq mois. C’était quelque chose de très stimulant avant que le bouquin ne sorte. Mais au moment de la sortie, Thibault est hyper flippé. Il a peur des retours et il ne se sent pas légitime. Mais on reçoit énormément de retours très chaleureux, je les lui transmets, je remonte les messages qui lui sont destinés, des messages d’encouragement ou de remerciement pour son courage, son implication. Et d’un coup, je pense qu’il prend conscience de la portée fédératrice d’un bouquin comme celui-là. Il réalise qu’en dehors de notre histoire de frangins, il met en lumière tous ces gens qui vivent la schizophrénie de près ou de loin, dont on ne parle jamais, qui ne sont pas représentés.
Isabelle Hennebelle : Qui sont stigmatisés.
Gringe : Stigmatisés, énormément stigmatisés. Et grâce à cette prise de conscience, Thibault, qui vivait chez mon père à l’époque, s’est trouvé un petit appartement. Il a pris son indépendance. Il y a eu quelque chose de positif.
Isabelle Hennebelle : Alors comment Thibault organise-t-il sa vie aujourd’hui ? Est-ce qu’il est complètement autonome ? Est-ce qu’il exerce une activité professionnelle ?
Gringe : Il est autonome dans la mesure où il n’a plus besoin de faire des séjours en clinique, parce qu’il n’a plus d’épisodes ou il décompense violemment comme cela a pu être le cas des années auparavant. Il a son appartement, il gère son quotidien et sa vie tout seul, et il le fait très bien. Le problème, c’est qu’en passant dix, quinze ans dans un parcours psychiatrique, d’isolement social aussi, on s’installe dans une espèce de forme de dépression, d’hypersolitude subie. Petit à petit, on se coupe du monde et des codes en société. Ce qui lui manque, c’est un boulot adapté, une petite amie pour recréer du lien social.
Isabelle Hennebelle : Je lisais qu’il avait fait pas mal de petits boulots : agent d’entretien, livreur, il a suivi une formation de caviste œnologue…
Gringe : Les premières années de sa pathologie, il était capable de bosser, mais rarement dans des boulots épanouissants. Des petits jobs alimentaires qui l’occupaient. Mais il avait du mal à focaliser son attention. C’était trop compliqué pour lui parce que ce n’était pas du boulot adapté.
Isabelle Hennebelle : Le handicap psychique, telle la schizophrénie ou la bipolarité, fait peur dans la société. Ça reste encore tabou, notamment dans le monde professionnel. Est-ce que vous comprenez cette attitude ?
Gringe : Oui, parce qu’on se méfie toujours de ce qu’on ne comprend pas. C’est valable pour tout. Une pathologie comme la schizophrénie, si on n’y est pas confronté directement, elle nous passe au-dessus la tête. A chacun ses épreuves, son parcours du combattant. Mais quand même, je la trouve violemment stigmatisée. Ce qui empêche aussi la guérison des patients et des gens qui souffrent de schizophrénie, ce sont les idées fausses qui accompagnent cette pathologie et qui continuent de nourrir les fantasmes des uns et des autres.
Isabelle Hennebelle : Quelles sont ces idées reçues sur la schizophrénie qui vous semblent vraiment à stopper d’urgence ?
Gringe : L’idée selon laquelle une personne schizophrène est potentiellement dangereuse pour la société. On s’imagine toujours un fou évadé d’un asile cavalant dans les rues avec un couteau à la main. Ce sont des trucs complètement fantasmagoriques mais aussi alimentés et entretenus par la fiction, les séries, la littérature, par les grands personnages de criminels, la psychopathologie. J’ai rencontré beaucoup de gens qui souffrent de schizophrénie : la majorité d’entre eux sont des gens empathiques, hypersensibles, à l’écoute des autres et en demande d’attention.
Isabelle Hennebelle : Comment faire tomber toutes ces peurs afin que le monde du travail soit plus inclusif ?
Gringe : Une première étape très importante : libérer la parole, expliquer, déconstruire les idées fausses qui accompagnent pas seulement la schizophrénie, mais la maladie mentale en général. Quand je rendais visite à mon frère en clinique, je rencontrais des gens qui cohabitaient là et je demandais parfois en sortant de quel côté du mur étaient les fous. Pour le monde du boulot, il doit se passer des choses. J’ai pu rencontrer Sophie Cluzel [secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées de 2017 à 2022] et d’en discuter avec elle…
Isabelle Hennebelle : Sophie Cluzel, que nous avons aussi rencontrée dans ce podcast et qui nous a parlé de son propre vécu avec sa fille. Vous le rappeliez en début d’émission, vous avez souvent accompagné votre frère dans ses traitements afin de relayer votre mère qui était épuisée. Quel regard portez-vous sur le monde médical et psychiatrique en France ?
Gringe : Un regard beaucoup moins sévère et moins critique qu’il y a quelques années. J’ai eu l’occasion de rencontrer un chirurgien et chercheur en génétique moléculaire, Boris Chaumette, qui travaille et qui présente des travaux concluants et qui a un discours plutôt optimiste notamment sur l’évolution des médicaments à différents stades de la maladie. Il se passe des choses, il y a des résultats. En tant que parrain d’une jeune association, La Maison perchée, j’ai participé récemment à un colloque avec le GHU Paris-Sainte-Anne, au cours d’un salon qui était censé inciter les jeunes étudiants en médecine à venir en psychiatrie. On leur expliquait que ce n’était pas un secteur sans espoir. Et en effet, ça redevient très dynamique. Je sens une espèce de vent de modernité, d’envie, un regain autour de ces pathologies-là.
Isabelle Hennebelle : L’association « La Maison perchée » accompagne de jeunes adultes vivant avec un trouble psychique. Quelle est son action sur le terrain ?
Gringe : Cette action, je la trouve nécessaire et en même temps singulière dans sa forme. Ce sont des gens qui sont eux-mêmes touchés par des pathologies comme la schizophrénie ou la bipolarité, mais qui sont en mesure de vivre avec leurs symptômes et de venir en aide à un jeune public qui ne sait pas trop vers qui se tourner quand les premiers symptômes apparaissent. Ce genre de structure fait le pont entre les premiers épisodes, qui peuvent survenir à la maison ou à l’école, et les hôpitaux. Elle propose des discussions, des nids, des perchoirs, toute une déclinaison d’ateliers, de discussions, de groupes, et ensuite elle va réorienter les patients vers les structures adaptées à leurs besoins.
Isabelle Hennebelle : Ils ont notamment un outil qui s’appelle la « paire-aidance », qui repose sur un tandem entre deux membres, de manière à développer l’entraide et la responsabilité, c’est bien ça ?
Gringe : Voilà, on peut être soi-même impacté par une pathologie, ou non, mais le but c’est d’abord de former les gens qui accompagnent les gens souffrants. Pour mieux comprendre la réalité dans laquelle vivent ces gens-là et comment apprendre comment s’adapter à leurs besoins. C’est donc une aide destinée à l’entourage proche du malade.
Isabelle Hennebelle : Effectivement, c’est un outil complémentaire des soins nécessaires.
Gringe : C’est même un outil thérapeutique indispensable.
Isabelle Hennebelle : Quel est le meilleur conseil que vous ayez pu recevoir pour gérer au mieux la schizophrénie et son impact sur la famille ?
Gringe : Aucun ! Vraiment, aucun… Un an et demi après la sortie du livre, je me rends compte de la solitude dans laquelle on est, tous, mais aussi le pouvoir fédérateur de cette solitude qui nous rassemble. C’est tout ce que je vois de positif et de constructif. Mais sinon, on ne sait pas vers qui se tourner. Le truc un peu vicieux, ou sournois, c’est que je voulais en savoir le moins possible au début, de peur que ça dénature ma relation avec mon frère. Moi, je voulais qu’on reste frangins malgré cette épreuve-là. Je ne voulais pas le voir désormais à travers la seule spécificité de sa maladie.
Isabelle Hennebelle : Alors quel conseil donneriez-vous aujourd’hui à une personne en situation de handicap psychique qui veut bâtir sa vie au mieux ?
Gringe : Ça, c’est compliqué… Il y a des gens atteints de schizophrénie, qui ont des enfants, qui ont un boulot, qui peuvent construire leur vie avec ça, et d’autres pour qui c’est plus critique. Mais je leur conseillerais de se tourner vers des structures comme l’Unafam [Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychique], comme le GHU Paris-Sainte-Anne, comme La Maison perchée… Il y a tout un tas de structures existantes. Il ne faut absolument pas hésiter, surtout quand on est jeune et qu’on ne sait pas trop ce qui se passe, vers 17, 18 ans, l’âge où surviennent généralement les premiers symptômes et qu’on n’a pas l’occasion de dialoguer avec ses parents, qu’on se retrouve isolé…
Isabelle Hennebelle : Les parents qui sont complètement perdus.
Gringe : Largués. Généralement, c’est ce qui arrive. Il ne faut vraiment pas hésiter à en parler.
Isabelle Hennebelle : Quelle serait la première mesure que vous prendriez pour aider les personnes qui souffrent de schizophrénie si vous faisiez partie du gouvernement ?
Gringe : Justement, je chercherais quelque chose d’inclusif. Je chercherais à réduire la distance entre la société civile et ces structures médicales fermées, cloisonnées, qui se trouvent généralement à l’extérieur des villes.
Isabelle Hennebelle : Vous êtes sensible aux mots, au vocabulaire. Est-ce qu’il y a des expressions, des usages à rectifier dans notre vocabulaire, dans la langue de tous les jours, quand on parle de schizophrénie ?
Gringe : Oui, bien sûr. C’est un peu utopiste, mais bon… Des termes comme « gogol », « mongol », « schizo ». D’un autre côté, si on ne nomme pas les choses, les gens qui souffrent de troubles mentaux en pâtissent. Il faut juste essayer de déplacer un peu le curseur et de faire preuve d’un peu plus d’empathie.
Isabelle Hennebelle : Quelle sera votre actualité des prochaines semaines, des prochains mois ?
Gringe : Du cinéma. J’ai tourné dans plusieurs projets et en cette première partie d’année, il y a de la musique, toujours. Je relance…
Isabelle Hennebelle : C’est-à-dire ? Vous préparez un second album ?
Gringe : Les deux maisons d’édition avec lesquelles j’ai bossé en amont m’ont proposé de repartir sur un deuxième ouvrage et je réfléchis à faire cohabiter les médiums, le rap, la musique, l’écriture, le littéraire. Mais il y aura toujours un peu de cinéma.
Isabelle Hennebelle : Merci Gringe pour votre témoignage. Merci à vous, auditeurs, de nous avoir écoutés. Retrouvez d’autres portraits dans notre podcast « Rebond » sur Lemonde.fr et les plateformes d’écoute. A bientôt !